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ÉCHOS D'ORIENT

Revue trimestrielle

DE THÉOLOGIE, DE DROIT CANONIQUE, DE LITURGIE, D'ARCHÉOLOGIE, D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE ORIENTALES

Tome XIX Année 1920

PARIS

5, RUE BAYARD, VIII'

A NOS LECTEURS ET ABONNÉS

OPPORTUNITÉS ET DIFFICULTÉS

d'après-guerre

Cette nouvelle série des Échos d'Orient la série de l'après-guerre s'ouvre à un moment très opportun pour le programme de nos études et pour la cause qu'elles veulent servir, mais en même temps à une heure particulièrement difficile en raison des crises multiples que l'affreux cataclysme laisse derrière lui, et dont les missions catholiques ne peuvent point ne pas ressentir le douloureux contre- coup.

L'opportunité du maintien d'une revue s'occupant, depuis plus de vingt ans, de tout ce qui intéresse le passé et le présent des chrétientés orientales dans le but de contribuer à leur préparer un heureux avenir : c'est un fait dont l'évidence s'impose aux regards tant soit peu atten- tifs. Aussi bien et dès avant l'armistice de novembre 191 8, des voix autorisées s'étaient élevées, avec une trop aimable bienveillance, pour proclamer cette opportunité et pour nous demander, en face du public catholique et français, de songer sans retard à rendre à notre œuvre toute sa vie et son activité d'avant-guerre. Rien ne saurait mieux souligner l'utilité actuelle des Échos d' Orient , rien donc ne sau- rait mieux encourager leurs rédacteurs et leurs amis, que le bel article publié par Mg^ Batiffol dans le journal la Croix (17 septembre 1918) à l'occasion de la réapparition de notre revue au mois de mai pré- cédent, après dix mois d'interruption. C'est pourquoi nous prions le savant et distingué prélat de nous autoriser à reproduire, par manière d'avant-propos à cette nouvelle série, la plus grande partie de la page si franchement sympathique dont il voulut bien nous honorer. Nous sommes les premiers à reconnaître ce qu'a de trop flatteur pour nous l'expression d'une si haute amitié ; mais les éloges qui nous sont décernés auront, du moins, l'avantage de faire mieux comprendre l'effort que nous désirons accomplir pour le mériter davantage. On nous excusera même de garder, au début de cette citation, les deux premières phrases tout occasionnelles de présentation ; car, en dépit de ce style très simple de circonstance, elles mettent en relief, dès

Échos d'Orient. 20' année. N" tiy. Janvier rgao.

6 ÉCHOS d'orient

l'entrée en matière, la véritable importance de notre œuvre. Laissons donc la parole à Mî^r Batiffol, en rappelant encore que la page ci-après était écrite par lui le i8 septembre 191 8.

Voici des semaines que je cherche une heure de loisir pour dire le plaisir que m'a fait la réapparition en mai dernier de la revue Echos d'Orient, et l'on me pardonnera de venir si tard, si l'on veut bien se rappeler que notre existence a été traversée depuis le mois de mai par beaucoup d'événertnents 1

Toutefois, la revue Echos d'Oi-ient se rattache aux grands intérêts de la tause qui est un peu dans ces événements, parce qu'elle représente une part, si minime soit-elle,-de notre action passée et de notre action possible en Orient,

On a conservé le souvenir du voyage que fit, en i863, à Constantinople, le P. d'Alzon : visitant Chalcédoine, il s'assit au sommet de la presqu'île, et, en- face de cet horizon historique, il eut l'intuition que s'ouvrait devant ses regards un champ d'action destiné à sa Congrégation : s'établir sur les rives de la Pro- pontide, pénétrer dans les murs de Byzance schismatique, pousser au delà jusqu'au cœur de la Russie! Les fils du P. d'Alzon ont vu réalisée la vision annonciatrice. La guerre les a chassés de Chalcédoine. Ils ont pu craindre un instant que la victoire escomptée par le panslavisme ne paralysât toute action catholique dans l'Orient orthodoxe, en faisant de Constantinople une conquête russe.

Et c'est sans doute dans cette hypothèse qu'ils ont cherché un abri à Athènes. Ils entendaient bien ne pas déserter l'Orient. Il faudra qu'ils reprennent le chemin de Constantinople, et que, dans la vieille cité devenue ville libre, ils rouvrent leur institut, comme ils viennent de' faire reparaître leur revue.

La France officielle, en effet, qui sait l'intérêt qu'elle a à posséder une école française de Rome, une école d'Athènes, une mission scientifique permanente en Egypte, la France officielle n'a jamais songé à créer à Constantinople un foyer d'études byzantines. C'est la France catholique qui a créé ce foyer, grâce à l'initiative des Assomptionistes. Leur action, certes, ne s'estpas limitée à étudier l'Orient en érudits. Ils ont été des missionnaires et des maîtres d'école. Cependant, ils se sont faits érudits aussi, et, pour ne parler que des morts, quel érudit excellent fut le P. Pargoire, qui avait entrepris une histoire de l'Église byzantine, dont le premier volume seul a paru 1

L'érudition ne vaut que pour le passé, ils se sont faits observateurs et statisti- ciens. Si nous sommes, à l'heure présente, si bien documentés sur les diverses Églises de l'Orient orthodoxe, sur leurs institutions, sur leur culture, sur leurs mérites, sur leurs épreuves, sur leurs velléités, nous le devons aux patientes études dont les Ec/îo^^'OrzeMiTonteu l'initiative. Tel grand dictionnaire en cours de publication contient sur l'Arménie, sur la Bulgarie, sur Constantinople, etc. des articles du P. Vailhé, du P. Petit (aujourd'hui archevêque latin d'Athènes) et d'autres, qui réalisent une connaissance de première main en même temps que d'une parfaite solidité. Ils sont dus au petit groupe des Assomptionistes de

OPPORTUNITES ET DIFFICULTES D APRES-GUERRE 7

Gonstantinople et à la direction que leur a donnée depuis vingt et quelques années le P. Petit.

La controverse n'est pas absente de leur œuvre, mais elle consiste à suivre avec attention ce qui se fait d'études théologiques ou rétrospectives dans les Églises del'Orientschismatique, pour les faire connaître, pour les faire apprécier, quand il y a lieu, pour pratiquer la mise au point que l'objectivité commande, quand l'objectivité leur manque. On peut arriver ainsi à conquérir la maîtrise réelle de ce champ d'études par l'application d'une méthode purement scienti- lique, et, à la longue, réduire les préventions qui gâtent les meilleurs esprits formés dans la tradition de l'orthodoxie schismatique.

Bien établir aux yeux de l'Orient séparé la supériorité, ou tout au moins la valeur, de la culture catholique : attirer les schismatiques à nou?, parce que nous leur aurons témoigné que nous nous intéressons àeux, que nous les connaissons souvent mieux qu'eux-mêmes ne se connaissent; les détourner de se précipiter, tête baissée et en haine de nous, dans la science protestante d'Allemagne : voilà ce qu'il faut obtenir et à quoi s'est consacrée la mission assomptioniste.

Notre science va plus loin que nous et pénètre oi!i l'on ne nous recevait pas; l'efficacité de cette tactique doit se vérifier à la longue dans les milieux fermés et hostiles, comme le sont les Églises orientales schismatiques. C'est la méthode qui est supposée par Benoît XV, quand, par son Motuproprio du i5 octobre 19 17, il fonde à Rome cet institut pontifical Studiis' rerum orientalium provehendis, pour promouvoir la connaissance des choses de l'Orient. Cet institut..., le mérite des Assomptionistes français est de l'avoir devancé de plus d'un quart de siècle, de l'avoir établi au cœur même de l'Orient, sous les murs de Byzance, et d'en avoir fait un foyer rayonnant et français tout de même.

Ne soyons donc nulle part des absents, nous, catholiques, et soyons-le moins encore en Orient, auprès de ces Églises séparées qui nourrissent contre nous jes ressentiments séculaires. Pratiquons une propagande qui nous fasse connaître d'elles d'abord et qui fasse connaître notre mentalité collective de préférence à nos personnes. Le souci que nous aurons d'une exactitude historique scrupuleuse est dans cette mentalité un trait capable d'impressionner des hommes qui ont cru jusqu'ici que l'orthodoxie ne pouvait pas ne pas être passionnée. Quelle belle leçon de science paisible et honnête les Echos tfOr/e»^ pourront alors continuer à donner !

11 y aura de beaux jours pour l'action de la France catholique en Orient, quand la guerre sera finie et quand notre victoire aura rendu dans l'Orient à tout ce qui sera français un prestige que les Orientaux, toujours amis du plus fort, s'empresseront de reconnaître.

La place énorme que tenait l'orthodoxie russe, que l'on savait riche, que l'on -avait liée au tsarisme et appuyée par lui, cette place va se trouver pour long- temps vacante. L'Église russe, naguère si forte, est devenue, avec la révolution, une Église fantôme. Quel contre-coup imprévu de la guerre! Les chrétientés

ECHOS D ORIENT

«orthodoxes » de l'Orient tourneront leurs regards d'un autre côté. Avez-vous remarqué la récente visite à Paris de l'archevêque « orthodoxe » d'Athènes, ami et créature de M. Venizelos? Avez-vous remarqué qu'il ne s'est pas contenté d'être reçu par le président de la République, mais qu'il a tenu à être reçu par le cardinal archevêque de Paris? Avez-vous remarqué que Paris n'était pour lui qu'une étape, et que c'est aux États-Unis qu'il se rendait?

Ces Églises schismatiques, habituées à vivre sur elles-mêmes, sur leur passé, sur leurs ressentiments, sentiraient-elles enfin le poids de leur isolement et la misère de leur stagnation ?

Et serait-ce la réponse de la Providence à la prière composée naguère (elle a paru dans les Acta Apostolicœ Sedis du i5 avril 1916) « pour l'union des chrétiens d'Orient à l'Église romaine »?

« Seigneur, qui avez uni les diverses nations dans la confession de votre nom, nous vous prions pour les peuples chrétiens de l'Orient. Nous souvenant de la place éminente qu'ils ont tenue dans votre Église, nous vous supplions de leur inspirer le désir de la reprendre, pour former avec nous un seul troupeau, sous la conduite d'un même pasteur. Faites que, eux et nous ensemble, nous nous pénétrions des enseignements de leurs saints docteurs, qui sont aussi nos pères dans la foi. Préservez-nous de toute faute qui pourrait les éloigner de nous. Que l'esprit de concorde et de charité, qui est l'indice de votre présence parmi les- fidèles, hâte le jour nos prières s'uniront aux leurs, afin que tout peuple et toute langue reconnaissent et glorifient Notre-Seigneur Jésus-Christ, votre Fils.. Ainsi soit-il. »

Belle prière qui mériterait de servir d'épigraphe iux Echos d'Orient, et comme ils ne sauraient en souhaiter de plus autorisée, puisqu'elle est du Pape.

Si nous sommes très respectueusement reconnaissants à Mêf Batiffol de tout l'ensemble de ce bel article, nous lui gardons une spéciale gratitude de l'avoir terminé par la citation de la prière pontificale, « qui mériterait de servir d'épigraphe aux Échos d'Orient ». Puissions-nous, en poursuivant notre tâche, mériter un peu plus nous-mêmes le droit à un tel honneur !

Pour continuer le travail commencé, pour essayer d'y apporter le redoublement d'activité que demande le tournant actuel de l'histoire du monde, nous avons besoin, dans la crise présente du personnel et des ressources de toute sorte, de faire un chaleureux appel à la sym- pathie et au concours de tous nos amis et abonnés.

Désireux de reprendre notre périodicité régulière et de conserver cependant à notre revue ce caractère d'information « sur place » dont on veut bien reconnaître les très réels avantaiges, nous nous sommes arrêtés, après sérieuses réflexions, à la publication d'un fascicule par trimestre : de manière à laisser le temps nécessaire pour la circulation des manuscrits et des épreuves entre Constantinople, Athènes, Rome

OPPORTUNITES ET DIFFICULTES D APRES-GUERRE 9

et Paris. Chaque livraison comptera 128 pages, au lieu- des 96 pages des précédentes livraisons bimestrielles ; les quatre fascicules annuels formeront ainsi un volume de 512 pages.

Une modification s'impose pour le prix d'abonnement. Depuis long- temps, la plupart des journaux et revues ont majoré leur tarif; et nous-mêmes, malgré notre répugnance à demander un nouveau sacri- fice à nos abonnés, nous nous voyons contraints de nous incliner devant une nécessité absolue et que chacun jcomprend, puisque toutes choses subissent la crise de la hausse. Ajoutons, d'ailleurs, pour dire toute la vérité, que le prix par trop modeste maintenu jusqu'ici n'avait été conservé que par un trop généreux respect pour des condi- tions fixées il y a vingt-trois ans, alors que la revue était encore à cher- cher son orientation précise. Les circonstances actuelles nous imposent absolument une majoration, que nous prions nos amis de ne point trouver excessive. Si l'on veut bien souscrire aux raisons d'opportunité si nettement et si chaleureusement exposées par Ms:'' Batiffol, nous espérons que l'on comprendra aussi et que l'on acceptera les moyens pratiques indispensables pour assurer, à l'heure présente, la conti- nuation de la tâche trop longtemps interrompue par la guerre.

Voici le nouveau tarif d'abonnement pour les quatre fascicules trimes- triels, de 128 pages chacun, que nous soumet l'Administration, et que nous proposons avec confiance à nos lecteurs :

15 francs pour la France ; 17 francs pour l'étranger. Prix de la livraison : 4 francs.

Fondée en 1897, notre revue aura à célébrer prochainement les noces d'argent de sa fondation. Que tous les amis de la grande cause qu'elle sert nous aident non seulement à prolonger son existence, mais encore à intensifier et à développer son action. Nous osons compter sur une diffusion plus large, après les événements de ces cinq années tragiques qui ont donné à tant d'hommes d'Occident de si émouvantes occa- sions de connaître de plus près le « proche Orient ».

Par l'abondance et la sûreté de ses informations, par l'estime qu'ont nen voulu lui témoigner de nombreux érudits, la revue des Écbos d'Orient se recommande non seulement aux byzantinistes de profes- sion, mais encore à tous les esprits cultivés qu'intéressent le passé et le présent de l'Orient chrétien. Les professeurs d'Universités ou d'Ins- tituts catholiques, de Séminaires ou de Collèges chrétiens, les ecclé-

lO ECHOS D ORIENT

siastiques désireux de notions précises sur les Églises orientales trouveront dans la fréquentation de nos livraisons les plus utiles compléments aux données souvent par trop incomplètes et inexactes fournies par les manuels. Par delà le groupe actuel de nos abonnés, c'est à ces diverses catégories de personnes que nous adressons, en ce début de série nouvelle, notre confiant appel.

Au nom de la Induction : S. Salaville.

Décembre 5919-

PRINCIPES DU CHANT GREGORIEN

Origine byzantine de sa notation '"

Musica cujus imago prosodia. Varron.

Le chant n'est, en soi, que l'harmonieuse modulation du langage portée à sa plus haute puissance.

La langue latine est, de sa nature, une langue tonique, c'est-à-dire fondée sur le principe de l'accentuation. Cette accentuation, au moins dès le iv« siècle de notre ère, est essentiellement dynamique ou inten- sive. Ce fait est reconnu de tous les linguistes.

Tout mot latin ayant par lui-même un sens complet possède un accent tonique, c'est-à-dire un accroissement de force sur la syllabe maîtresse, qui groupe autour d'elle tous les éléments du mot pour en réaliser l'unité et lui imprimer un caractère rythmique qui en agrémente et en facilite l'élocution.

Le chant de l'Eglise latine est une modulation tonique et neumatique.

Jusqu'au vhi« siècle, ce chant est désigné sous les noms génériques de modulation et de cantilèue romaine. A partir de cette époque, la modulation est dite grégorienne. Vers la fin du xif siècle, quand, sous l'influence de Vorganum ou emploi de lidiaphonie, la modulation gré- gorienne eut perdu en partie son caractère rythmique, on la désigna plus communément sous le nom de plain-chant.

A) La modulation synthétique latine est, de sa nature, une illustra- tion constante des textes liturgiques par le procédé de l'accentuation.

(i) La présente étude n'est que le simple résumé d'une méthode pratique de chant grégorien, dont la publication a été retardée par le fait de la guerre. Cette méthode est appelée à paraître sous ce titre : La Modulation grégorien?ie. Grammaire raisonnée du chant liturgique de l'Eglise latine. Elle réalisera le complément des études théoriques que nous avons publiéesantérieurement sur cette question : Origine byzantine de la notation neumatique de l'Eglise latine. Paris, 1907. Monuments de la notation ekphonétique et neumatique de l'Eglise latine. Exposé documentaire des Mss. de Corbie, de Saint-Germain-des-Prés et de Pologne, conservés à la Biblio- thèque impériale de Saint-Pétersbourg. Saint,-Pétersbourg, 1912. La Notation musicale, son origine, son épolution. Saint-Pétersbourg, 1912.

I 2 ECHOS D ORIENT

II y a trois sortes d'accents : l'accent tonique, l'accent logique et l'accent pathétique.

L'accent tonique consiste dans une émission intensive de la note qui affecte syllabe accentuée du texte liturgique, duand la syllabe accentuée se trouve mise en relief par une note plus élevée, cette dernière ne requiert pas une intensité aussi marquée; toutefois, l'impul- sion ou ictus donnée à cette note ne saurait physiquement se produire sans un léger retard.

Tout accent tonique, sans exception, doit être rendu dans la modu- lation : c'est la règle d'or.

L'accent logique est la mise en saillie des mots importants du texte liturgique, par l'emploi des figures et des ornements appropriés, qut font le charme principal de la modulation.

L'accent pathétique constitue l'essence même de l'art musical; il porte sur l'ensemble de la mélodie, dont il règle l'allure et les intonations : c'est l'expression animée des sentiments de ferveur et de dévotion suscités en nous par la divine onction des textes sacrés. Le latin ne doit pas être pour tous une langue morte!

B) Le mot neume vient du grec7r/>ejijLa(pneuma), qui signifie souffle.

Un neume, au sens littéral, est un groupe de notes ayant par lui- même un sens musical déterminé, partant, qui constitue un mot musical énoncé d'un seul souffle, d'une seule émission de voix.

Exemples : Le membre musical composé sur les mots : Dixit Donii- nus, dans la première antienne des Vêpres du dimanche, réalise un seul neume. Le membre musical composé sur le mot Âve, dans l'Oflertoire de la Messe du IV« dimanche de TAvent, est formé de quatre neumes que nous traduisons ici en notation alphabétique :

12 3 4

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Par analogie, on a donné le nom de neume aux signes fondamen- taux ou notules de la notation latine. Dans cette acception particulière, ii serait bon de l'employer au féminin, de manière à éviter toute confusion.

La notation latine est dite neumatique parce qu'elle procède d'une manière synthétique, par groupes de neumes (mots musicaux), pour former des membres de phrases, des phrases et des périodes musicales»

L'alphabet de la notation neumatique se compose de dix-sept signes fondamentaux. Nec pluribus utor, déclarent les anciens théoriciens.

PRINCIPES DU CHANT GREGORIEN

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La notation latine n'est pas un simple développement de l'accent aigu t ' i, de l'accent grave ''• et de l'accent circonflexe (''). Il est démontré, étant données la forme des signes neumatiques et leur déno- mination transcrite ou traduite du grec, que cette sémeiographie musi- cale est une adaptation originale des notations ekphonétique (i) et hagiopoUte (2) des Byzantins, notations qui ont elles-mêmes pour prin- cipe les dix signes de la prosodie grecque auxquels on a ajouté un signe final : la téleia. plus un caractère étranger : la paraklitikè, qui est le signe d'interrogation des Latins.

SIGNES DE PROSODIE

SIGNES DE LA NOTATION

EKPHONÉTIQUE

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Le plus ancien document connu qui reproduise la notation ekphc- nétique est le codex Epbnvmi rescripfus de la Bibliothèque Nationale

(1) Notation employée dés le viii* siècle dans les évangéliaires et les lectionnaires grecs pour déterminer le récitatif des lectures solennelles. Cf. J. Thibaut, Origine byzantine de la notation neumatique de l'Eglise latine, p. 17-32.

(2) Notation plus parfaite dérivée de la précédente et dite de Jérusalem la Ville Sainte, 'A-tx TT6/'.ç.

14

ECHOS D ORIENT

de Paris. Ce précieux manuscrit, daté par certains paléograplies du v* siècle (i), ne remonte en réalité qu'au viir^ siècle (2).

La notation hagiopolite apparaît au ix*^ siècle et l'écriture neumatique latine vers la fin du même temps (3).

NOTATION LATINE

NOTATION HAGIOPOLITE

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(1) Ch. h. Omont, Inventaire sommaire des Mss. de la Bibl. Nalionale, p. 1, TiscHENDORF, Codex Ephrœmi Syri rescriptus. Lipsiîe, 1845.

(2) J'établis ce fait sur la présence des signes ekphonétiques qui sont incontesta- blement de la même main parce que de la même encre; sur des arguments paléo- graphiques que j'ai été à même de fournir après avoir, au préalable, établi la loi fondamentale qui régit l'évolution de l'écriture onciale grecque. Cf. J. Thibaut, Monuments de la notation ekphonétique et hagiopolite de l'Eglise grecque. Saint- Pétersbourg, igiS, p. 3.

(3) Quatre autres séraeiographies musicales fondées sur les signes de prosodie et d'interponctuation ont été en usage en Orient: La notation syriaque dont j'ai signalé l'existence sur la foi de documents découverts par Dom J. Parisot, O. S. B. Cf. i. Thibaut, Origine byzantine de la notation neumatique de l'Eglise latine, p. S et pi. 4; 2' La notation arménienne dite de saint Mesrob; La notation géorgienne dont plusieurs spécimens ont été découverts à Tiflis et à Etchmiazin par M. P. Aubry. Cf. J. Thibaut, op. cit. p. 67 et pi. 5; 4* La notation copte dont M. W. E. Crum a signalé quelques vestiges dans son Catalogue of the Coptic Manuscripts' in the collection of the John Rylands Library, Manchester, p. 9-10 et pi. 2.

PRINCIPES DU CHANT GREGORIEN

NOTATION LATINE

Quili'sma. ^

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NOTATION HAGIOPOLITE

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A l'origine, et jusqu'à la fin du xi« siècle, les signes fondamentaux de la modulation latine n'indiquaient point par eux-mêmes la situation diastématique des notes; ils formaient une simple esquisse de la modu- lation, en marquant la répartition des neumes, la variété des inflexions et leurs rapports rythmiques.

Dans les manuscrits de l'abbaye de Saint-Gall, qui sont les plus par- faits au point de vue de la transcription musicale, un certain nombre de signes fondamentaux affectent plusieurs formes rythmiques, grâce à l'adjonction d'un petit trait vertical ( ' ) ou horizontal ("") appelé épisème, lequel est un indice certain d'allongement. Ces formes com- plémentaires ou explétives jouent un rôle important, car ce sont elles qui déterminent le plus sûrement les finales des neumes.

Toute finale neumatique appelle un allongement de la dernière note. A la fin des périodes, cet allongement est encore plus marqué ; il porte alors sur tout le groupe terminal.

Sous le rapport de leur configuration, les signes fondamentaux de la notation latine se divisent en signes :

Simples, formés d'un seul caractère. Composés, formés d'éléments distincts. Complexes, formés d'éléments conjoints.

Sous le rapport de leur valeur rythmique, ces notules constituent des pieds musicaux, qui se répartissent en deux groupes antithétiques : les signes ascendants ou arsiques, les signes descendant^ ou thètiqiies. « Car si le son même de la cantilène est émis d'une façon correcte, celle-ci parcourt l'ordre des pieds métriques. » (i)

(i) Aur£lien de Réomé (vers83o): iVa;« ipsius cantilenœ vox, si recto canitur tramite, per ordinem disciirrit pedutn {De Musica, traité publié par Gerbert, Scriptores i,

27-63.}

i6 ÉCHOS d'orient

«Je dis chants métriques, explique Guy d'Arezzo, parce que souvent nous chantons de telle sorte que nous paraissons comme scander les vers par pieds... De même, en effet, que les poètes lyriques asisemblent ici tels pieds et tels autres, de même ceux qui composent un chant assemblent raisonnablement des neumes distincts et opposés...

» Or, la similitude entre les mètres et les chants n'est pas petite, attendu que les neumes tiennent la place des pieds et les distinctions la place des vers, de sorte que tels neumes suivent le mètre dactylique, ceux-ci le spondaïque, ceux-là le ïambique, et que tu observes les distinctions tantôt comme un tétramètre, tantôt comme un pentamètre, ailleurs comme un hexamètre. » (i)

Ces textes que d'aucuns voudraient éluder sont décisifs et d'une importance capitale : ils fixent la tradition.

{l^oir page ci-contre.)

Ainsi, au témoignage de Guy d'Arezzo, les signes neumatiques ont des valeurs rythmiques déterminées : ils tiennent lieu des pieds métriques employés dans la poésie latine : telle neume ou notule est un trochée, telle autre un dactyle, un spondée, un anapeste, etc. En tout cas, il faut éviter de supposer dans la modulation grégorienne une sorte de régula- rité mécanique qui exclurait la liberté de mouvement que commande un art oratoire. Les manuscrits de Saint-Gall emploient, en plus de Vépisème, les lettres C. T. M. {cekriter, tenete. mediocriter), pour indiquer les nuances de mouvement que comportait l'exécution des notules fondamentales conformément au principe signalé par Aribon : « Dans les plus anciens antiphonaires, nous rencontrons souvent l'une ou l'autre des lettres C. T. M, qui indiquent la célérité, le retard ou la modération. Autrefois, non seulement les compositeurs, mais les chantres eux-mêmes apportaient une grande attention à tout composer et chanter avec proportion. » (2)

La virgtila et le punctum ont par eux-mêmes une valeur simple : celle

(1) Metricos autem canins dico, quia sœpe ita canimus ut quasi versus pedibus, ycandere videamur, sicut fit, cum ipsa metra canimus...

Sicut enim lyrici poetœ nunc hos nunc alios adiunxere pedes, ita et qui cantum faciunt, rationabiliter discretas ac diversas componunt neutnas...

Non autem parva similitudo est metris et cantibus, cum et neumce loco sint pedum, et distinctiones loco versuum : utpote ista neuma dactylico, illa vero spondaïco, illa ïambico métro decurret, et distinctionem nunc tetrametram, nunc pentametram, alias quasi hexametram cernes. (Guy d'Arezzo, Micrologue, ch. xv.)

(2) Unde in antiquioribus antiphonariis utrioque c. t. m. reperimus persœpe, quœ celeritatem, tarditatem, mediocritatem innuunt. Antiquitus fuit magna circumspectio non solutn cantus inventoribus. sed etiam ipsis cantoribus, ut quilibet proportiona- liter invenirent et canerent. (De Musica, dans Gerbert, ii.)

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ECHOS D ORIENT

de l'unité rythmique (i). Nous conviendrons ici d'accepter la croche (*).

Quand l'un ou l'autre de ces deux signes affecte une syllabe accentuée du texte liturgique, la note qu'ils expriment doit s'émettre avec plus d'intensité et d'ampleur au point d'atteindre la valeur effective d'une noire (^).

Les virgttlœ ne sont que la réduplication de la virgula avec note d'agrément intercalaire sur le degré supérieur.

Les signes composés ou complexes constituent des formules types, des pieds musicaux déterminés par une note principale qui en caractérise le rythme. Cette note, marquée d'une légère impulsion, est mise en évidence dans notre tableau synoptique, sous la rubrique des Valeurs effectives par les signes de la notation musicale moderne : (-=c et =-).

Le podatus première forme est un trochée (— ^); le podatus forme un ïambe {^ ). Lorsque deux podatus se suivent dans le corps d'un même neume, le premier est trochaïque, le second ïambique. Le podatus final y forme est un spondée ( ).

L'epiphonus est une figure. trochaïque, rapide.

L'oriscus, rendu par une note carrée dans les livres de plain-chant, a heureusement retrouvé sa forme distincte dans les livres de Solesmes. Ce signe, analogue à Vhyporrohé des Byzantins, est un enclitique Inusical relié soit à la cUvis, soit aux torctiliis, auxquels il confère une forme terminale avec une note d'agrément par mouvement ascendant :

Le scandicus est un simple anapeste (^ ^ ) exécuté avec élan.

Le quilisma ou « notule tremblée » (2) est un scandicus orné et, par excellence, le signe de l'accent logique. « 11 se compose de trois notes graduées, soit : de deux brèves et d'une forte. » (3) Le tremblé ou mordante, qui a son point de départ sur la deuxième note, est le résultat naturel du renflement intensif de la voix qui trouve son point de repos sur la dernière note.

(\) De accentibus toni oritur nota, quœ dicitur neuma. Si ipsa simplex fuerit et brevis, facit umim punctum (-). Si antem longa fuerit, erit proditcta (--). Traité, Quid est cantus.)

(2) Aribon : Tremulla est illa neuma, quant gradatam, vel quilisma dicimus. (Gerbert, Scriptores n, 2i5.)

(3) Traité Quid est cantus : Ex tribus gradus componitur, id est, ex duabus brevibus et acuto.

PRINCIPES DU CHANT GREGORIEN I9

Le soHlIIS est une autre forme du scandicus dont la seconde note devait comporter un léger ornement.

Le torciilus présente trois formes caractéristiques suivant la position qu'il occupe dans la phrase musicale. Le torculus p«Jorme, placé dans le corps des neumes, est unamphibraque (-- -- -~^)\ letorculus 2" forme, placé à la fin des neumes, est un amphibraque commun ou terminal (^- _); le torculus 3'\forme est un crétique (— ^ ) qui termine les principales périodes et la pièce de chant elle-même.

Le strophiciis ou « note enflée, répercutée » n), est une double ou « triple répercussion, un triple ictus bref à l'instar d'un frappé de la main » (2). « 11 n'a ni intervalle ni distance, car il réalise une note tremblée comme est le son enflé d'une trompette ou d'une corne. » (3) Le strophicus F* forme à la valeur d'un pyrrique (-^ ); le strophicus 2 forme, celle d'un tribraque (-^ ^ -) de même genre.

La clivis i'-» forme est un trochée ( ) ; la clivis 2-^ forme un spondée

/ ); la clivis 3* forme un spondée prolongé.

Le cephalicns est une figure dactylique rapide.

Le climacus est un simple dactyle ( --); le climacus 2"-- forme

placé à la fin- des neumes est un crétique (— -' —).

Le pressus major est un crétique ( ) avec note d'agrément

descendante par degré conjoint.

Le pressus minor est un amphibraque (^ -) 'Wec une note d'agrément par degré conjoint : à la fin des neumes, il prend la valeur d'un amphibraque commun ou terminal : (- - Z)-

Le porrectiis est le signe caractéristique de la grâce et de la suppli- cation (4). Le porrectus i''« forme est un crétique (— -^ ); les por- rectus forme et y forme marquent la fin des neumes et prolongent simplement leurs valeurs.

Ces dix-sept signes fondamentaux s'unissent entre eux en composition pour former d'autres figures neumatiques d'aspect varié; mais quelle

(1) Guv d'Arezzo, MicroL, xvi. nota injlatilis; vox repercussa.

(2) AuRÉLiEN DE RÉOMÉ, XIX : Tevna percussio; trinus ad instar manus verbcrantis celer ictus.

(3) Non habet intervallum pel distantiam, sed est vox tremula, sicut est sonus flatiis tubœ pet cornu. (Engelbert, Tractatus, II, c. xxix. Ed. Gerbert.)

(4) Le porrectus et la paraclitiké des Byzantins empruntent leur étymologie à la forme couchée présentée par la configuration de ce signe. Dans la notation hagiopolite, l'ortiiographe de ce terme a été changée en paraclètiké : Traç,xy.Xr,7;7.r| de -aoa/.a/w = supplier, afin de caractériser le mode d'expression de cette notule neumatique.

20 ECHOS D ORIENT

que soit leur composition ou leur complexion, ils conservent d'ordi- naire leur valeur propre et distincte sans jamais se contracter pour former synérèse. Ainsi, le scandicus apposé par antithèse au climacus

ne doit point s'interpréter p f\ if •; mais^f | 1 f #.

Quelques groupes des plus usuels donnent lieu aux remarques suivantes : A une époque tardive, certains groupes ont reçu, en raison de leur forme graphique dans la notation sur portée linéaire, des déno- minations impropres; ce sont : le pes subpunctis, le torculus resupinus et le porrectus flexus.

Le pes 'subpunc lis est un climacus prosthétique. La prosthèse ou note ajoutée au commencement d'une notule fondamentale est toujours

brève, elle ménage un port de voix : # ' f f

-^ ^

Le torculus resupinus est un porrectus prosthétique s f tsf - Le porrectus flexus est une double clivis placée à la fin des périodes musicales. Cette formule est toujours brève : f7m fT^ . Le climacus, formé de quatre punctum, comporte d'ordinaire une

prolongation sur le 2«^ et le : Ip - ; toutefois, il faut éviter de

briser le rythme par un nouvel ictus.

La modulation grégorienne est, de sa nature, un chant oratoire sou- tenu et lié; elle comporte trois genres de style :

/ simple. Le style | élevé. ( fleuri.

Le style simple est celui qui est approprié au chant quasi syllabique des récitatifs liturgiques, des antiennes et des hymnes. 11 réclame un mouvement normal et posé, cédant au rythme imprimé par le jeu des accents toniques, suivant le ton exigé par la nature du texte sacré.

Le style élevé est celui qui, par la noblesse et la propriété des tours, la magnificence et la force des expressions, éveille dans les âmes des sentiments de grandeur et de majesté appropriés au sujet. 11 requiert un mouvement Jent et solennel. Ce genre s'emploie d'ordinaire, dans

PRINCIPES DU CHANT GREGORIEN 21

le chant des Introïts, des Offertoires, des Communions et des Antiennes de Magnificat et de Benedictns,

Le styU fleuri est celui qui se pare de tous les ornements et de toutes les grâces de l'art musical. Étant donné le caractère plus particulièrement mélodique de ses vocalises et de ses variations, il requiert, en général, un mouvement modéré, libre et facile. Ce genre s'emploie dans le chant des Allehiia, des Graduels, des Traits et des Répons.

En résumé, la pratique de la modulation grégorienne repose sur trois règles essentielles :

I. Interpréter d'une manière constante Vaccent tonique qui est un accent intensif ti, par suite, naturellement long.

il. Bien distinguer les neumes (mots musicaux) par un léger retard sur la dernière note.

m. Appliquer, suivant les circonstances, les valeurs rythmiques des notules fondamentales telles que nous les avons déterminées dans le schéma de la notation neumatique latine (i).

Cette méthode d'exécution, fondée sur l'enseignement des Anciens, n'a pas d'autre mérite que celui de déterminer, jusque dans ses moindres détails, le mode naturel d'interprétation généralement suivi dans la pra- tique par tous ceux qui ont le sentiment et le goût de l'art; tant il est vrai, a-t-on dit excellemment, - qu'il y a en musique comme en tout autre art une sagesse immanente et dominante qui finit tôt ou tard par s'imposer à tous »!

J.-B. Thibaut.

(i) Dans les débuts, on s'appliquera à rendre la valeur exacte des notules métriques, sans attacher trop d'importance aux notes d'agrément dont la pratique sera réservée aux virtuoses.

LE DOGME DE L'IMMACULEE CONCEPTION

d'après un théologien russe contemporain

Après avoir exposé dans un précédent article les magnifiques choses qu'un théologien byzantin du xiv« siècle a écrites de la Sainte Vierge (i), nous présentons aujourd'hui à nos lecteurs l'analyse d'un ouvrage qu'un théologien russe de nos jours a composé sur l'Immaculée Conception. 11 ne sera pas sans intérêt de mettre en parallèle ces deux représentants de la théologie « orthodoxe », séparés l'un de l'autre par un intervalle de cinq siècles. On pourra ainsi constater que, même sur le terrain de la doctrine théologique, l'Orient chrétien dissident bouge plus qu'on ne le pense communément, et. que son immutabilité est fortement entamée par une évolution qui n'est pas toujours progressive.

Le théologien russe dont nous allons parler est l'archiprêtre Alexandre Aleksiévitch -Lebedev, en 1833, niort en 1898. C'est pendant qu'il était recteur de l'Eglise orthodoxe russe de Saint-Nicolas, à Prague, qu'il composa sur le dogme de l'Immaculée Conception la seule mono- graphie relativement cornplète que possède la littérature théologique de l'Eglise gréco-russe (2). Présentée au jury de l'Académie ecclésias- tique de Moscou, cette dissertation valut à son auteur le grade de maître en théologie, et occasionna sans doute aussi sa nomination de membre du Comité synodal de l'Instruction, poste qu'il occupa jusqu'à sa mort. Certes, l'ouvrage est loin d'être un modèle d'expo- sition lucide et concise, mais il mérite d'attirer l'attention, tant à cause de la doctrine spéciale qui y est développée que de l'influence qu'il a exercée sur la pensée des théologiens russes contemporains. Disons, en passant, qu'il a eu deux éditions, ce qui n'est pas banal pour une dissertation théologique parue en Russie. Nous allons en donner une brève analyse, sans nous astreindre, d'ailleurs, à suivre l'ordre de l'auteur.

(i) La doctrine mariale de Nicolas Cabasilas, dans le numéro de juillet loio.

(2) A. Lebedev, Différences entre l'Eglise orientale et l'Eglise occidentale' sur la doctrine relative à la Très Sainte Vierge Marie, Mère de Dieu. De l'Immaculée Conception. Varsovie, 1881; 2* édition; Saint-Pétersbourg, igoS. Nous citons l'édition de 1903.

LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 2?

Le théologien russe divise son étude en trois parties. Dans la pre- mière, il esquisse à grands traits et à sa façon l'histoire de la doctrine de l'Immaculée Conception dans l'Eglise latine, et dit un mot de la tra- dition orientale, à laquelle les théologiens occidentaux aiment à en appeler. Dans la seconde, il examine les fondements théologiques du dogme catholique et cherche à montrer qu'ils sont ruineux, en leur opposant ses théories personnelles sur le péché originel, la grâce, la Rédemption, théories qu'il ne craint pas de présenter comme l'ensei- gnement officiel de l'Église « orthodoxe ». La troisième partie a princi- palement pour but d'attaquer l'Immaculée Conception au point de vue logique, d'établir que c'est une doctrine incohérente et pleine de contra- dictions, de faire le procès des théologiens latins et de leurs méthodes fantaisistes. Mais ce qu'écrit Lebedev contre le dogme et la théologie catholiques, qui en ont vu bien d'autres, nous intéresse infiniment moins que ce qu'il pense lui-même de la sainteté de la Mère de Dieu. 11 nous trace, en effet, de Marie un portrait qui ne ressemble pas du tout à la Vierge des Byzantins et qui s'écarte sur plusieurs points de la Madone vénérée par les Grecs modernes hostiles à l'Immaculée Conception. Ce portrait, nous allons tout d'abord le mettre sous les yeux du lecteur, nous réservant d'apprécier ensuite les critiques et les attaques dirigées contre le dogme catholique et ses défenseurs.

Pour bien saisir ce que nous dit le théologien russe de la Vierge Marie, il est nécessaire de connaître sa doctrine sur l'état d'innocence et le péché originel. D'après lui et en cela il est d'accord avec plusieurs théologiens « orthodoxes » contemporains, Adam fut créé dans un état de parfaite rectitude naturelle, qui faisait de lui l'image de Dieu. Mais il ne fut point élevé au-dessus de sa nature par l'infusion de la grâce habituelle et des vertus qui l'accompagnent, car Dieu ne donne jamais la grâce sans la coopération de la volonté libre. Ce que nos théo- logiens appellent le préternaturel faisait partie intégrante de l'état de rec- titude naturelle. Le seul élément surnaturel de l'état primitif était le ' secours que Dieu prêtait à l'homme pour l'aider à pratiquer la vertu et à acquérir la ressemblance divine, le -ro xaQ' ouôuot'.v des théologiens grecs. C'était une sorte de grâce actuelle, mais une grâce qui était comme exigée par la nature et que Dieu ne pouvait refuser (i).

{i) P. 119-121. Cf. p. 162. La théorie de Lebedev sur l'état primitif est admise par beaucoup de théologiens contemporains. Voir Maxulewicz, Doctrina Russorum de statu justitice originalis, Cracovie, igoS, et P. de Meester, Etudes sur la théologie orthodoxe, r* série, Maredsous, 1911, p. 77 sq.

24 ECHOS D ORIENT

Cette notion de l'état d'innocence commande évidemment une con- ception correspondante du péclié originel. Ce péché ne saurait consister dans la privation de la grâce sanctifiante, infuse, qui n'existait pas dans le premier homme, mais bien dans la perte de l'intégrité naturelle {=des dons préternaturels) et du secours actuel de Dieu. Cette perte de l'intégrité constitue une corruption positive de la nature humaine, bien que cette corruption ne soit pas totale. Lebedev distingue théoriquement \t péché originel de ses suites. Le péché, c'est un état peccamineux de la nature, état que fait disparaître le baptême et qui ne peut consister que dans une sorte d'imputation extrinsèque de la faute des premiers parents. Mais, en fait, et lorsqu'il parle de la Vierge, il identifie le péché lui-même avec ses suites. En cela, il ne fait que suivre l'enseignement de la Confession de Dosithée (ch. yi), quitte à contredire sur d'autres points cette même Confession, qui déclare, par exemple, que le péché originel n'a entamé en rien la nature comme telle et ne lui a enlevé aucune de ses énergies (ch. xiv) (i). Dès lors, aussi longtemps que la nature n'a pas recouvré l'intégrité primitive, elle porte les stigmates du péché d'origine.

Marie, comme tous les autres descendants d'Adam, a hérité d'une nature découronnée de l'intégrité primitive, d'une nature malade et viciée :

« Elle fut conçue et naquit dans le péché originel, mais cela ne l'em- pêcha pas de se conserver immaculée et d'être l'instrument très pur du mystère de l'Incarnation du Fils de Dieu. Telle est notre foi à nous, Orientaux, et, d'après notre conviction, telle fut la foi et la doctrine de tous les anciens Pères de l'Église. Voilà ce que confessera toujours la véritable Eglise. Nous pensons qu'entre la pureté pour ainsi dire acquise et la pureté originelle, entre la pureté obtenue par des actes intérieurs, des efforts de la liberté, et la pureté par nature, il y a un abîme. Il est impossible que les saints Pères de l'Église aient comblé cet abîme, qu'ils aient mêlé et identifié ces concepts, qu'au moment ils exal- taient la pureté immaculée de la Mère de Dieu, ils aient voulu parler de la conception immaculée. Entre l'innocence morale et l'innocence natu- relle il n'y avait point encore de pont. Ce pont a été construit dans la suite dans l'Église latine. » (2)

« La Vierge naquit comme tout le monde sous le péché, c'est-à-dire avec les suites du péché originel. » (3)

(i) P. 116-H7, 121.

(2) p. 13-14.

(3) P. loi.

LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 2^

« Il paraît impossible de faire une exception en sa faveur. Bien qu'elle ait été choisie dès le sein de sa mère, elle naquit néanmoins avec la nature viciée de l'homme déchu. Elle fut, par suite, soumise à la nouvelle économie du salut commune à tous, et dut porter en elle comme les autres hommes tout le poids du jugement de Dieu, passer par le chemin de l'affliction, des privations, des maladies, du travail et finalement de la mort elle-même. L'anéantissement en elle de la corruption peccami- neuse par les seules forces de la grâce eût été une opération violente de la part de Dieu, une nouvelle création dans le sein d'Anne, une concep- tion par l'opération de l'Esprit de Dieu. » (i)

Lebedev admet que, tout comme jérémie et Jean-Baptiste, la Sainte Vierge fut sanctifiée dès le sein maternel, qu'elle fut remplie de l'Esprit- Saint; mais il a une manière particulière d'entendre cette sanctification in utero :

« Bien que tous les hommes, dit-il, de par leur origine et leur par- ticipation au péché originel, tombent sous la malédiction de Dieu et la domination du diable, cependant, en vertu de la promesse de Dieu, les fidèles échappent à cette condamnation, à cette puissance du péché, et deviennent participants de la grâce, les enfants encore dans le sein à cause de la foi de leurs parents, les adultes par leur foi personnelle, qui leur est imputée à justice. C'est pourquoi tous les élus de Dieu, par exemple le prophète Jérémie et saint Jean-Baptiste, tout en étant soumis à la malédiction et à l'accès du diable, à cause de leur participation au péché d'origine, se trouvèrent pourtant dès leur naissance, par la promesse et la grâce de Dieu, sous l'influence providentielle de l'jmour du Dieii sauveur. Aussi ne doit-on en aucune façon les appeler enfants du diable, parce qu'ils ont participé au péché d'Adam ; tout au contraire, parce qu'ils ont eu part à la promesse mystérieuse, ils ont toujours été enfants de Dieu, et c'est ainsi qu'en fait, ils ont été appelés les héritiers de la promesse. A plus forte raison, devons-nous parler ainsi de la Sainte Vierge Marie, qui a été choisie pour être la Mère de Dieu. » (2)

« La foi des justes Joachim et Anne fit descendre sans aucun doute une grâce abondante aussi bien sur eux-mêmes que sur le fruit de leur prière, sur leur enfant,' qu'ils avaient consacrée à Dieu avant même sa conception. Et si l'Esprit de Dieu, en considération de la foi et de la piété de Zacharie et d'Elisabeth, sanctifia Jean, le fruit de leur prière, alors qu'il était encore dans le sein maternel, à plus forte raison une

t 1) P. 123.

(2) P. t43.

2 6 ÉCHOS d'orient

sanctification toute spéciale fut-elle accordée à Celle qui était destinée à être la Mère du Seigneur. Mais il va de soi que cette sanctification fut relative, non absolue, mesurée qu'elle fut sur la foi de parents, justes sans doute, mais imparfaits et privés de la pureté paradisiaque et de l'intégrité de la nature. Elle dépassa la sanctification de Jean dans la mesure la foi et la sainteté de sainte Anne furent supérieures à la foi et à la sainteté d'Elisabeth. Sans aucun doute, c'est dans ce sens que l'Église orientale fait mémoire de la conception de la Vierge par sainte Anne, et qu'elle lui donne les épithètes de sainte et de glorieuse; ■conception sainte, parce que la foi des parents attira sur le fruit conçu la grâce du Sauveur promis; conception glorieuse, parce que la toute- puissance de Dieu fit cesser la stérilité prolongée d'Anne, et lui accorda cette enfant admirable qui devait être l'instrument de la merveille des merveilles : de l'Incarnation du Fils de Dieu. » (i)

« Bien que nous disions que la Sainte Vierge participa au péché ori- ginel dans sa conception, nous affirmons en même temps qu'elle fut sanctifiée par la grâce suivant la foi de sa sainte mère, et que, comme fille de sa prière, de sa foi et de sa piété, elle fut toujours l'enfant de Dieu, la fille élue et bien-aimée du Seigneur ». (2)

Oui, mais quelle est cette grâce qui sanctifia Marie dès le sein maternel, dès sa conception elle-même? Voilà ce que notre théologien oublie de nous dire. Ce n'est pas la grâce que les théologiens catholiques appellent habituelle et sanctifiante, puisque Lebedev repousse toute justice infuse. Ce n'est pas non plus la grâce actuelle, qui suppose l'exercice de la liberté. Qu'est-ce donc alors? Une sorte de bienveillance extrinsèque de Dieu, qui ne pose rien dans l'âme de celui qui en est l'objet et qui laisse subsister cet état peccamineux dont on nous a parlé. C'est une sanctification creuse, une pure fiction inventée par Lebedev, et qu'il prête gratuitement à toute l'Église « orthodoxe ».

Aussi bien, ce semblant de sanctification in utero n'allégea en rien pour Marie le poids du jugement de Dieu, que le théologien russe tient à faire peser sur elle. Comme tous les autres fils d'Adam, elle fut sou- mise à la loi du progrès moral, qui s'impose à l'homme déchu. Elle eut à lutter contre le péché originel vivant en chaque homme (3). Elle ressentit en elle cette opposition entre la chair et l'esprit dont saint Paul nous fait une si vive peinture, et elle s'affermit dans le bien par l'exercice

(')

p.

147.

(2)

p.

243.

(3)

p.

.64.

LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 2']

de sa liberté aidée de la grâce de Dieu. Cette grâce n'agit jamais en elle d'une manière violente : ce qui aurait été indigne de Dieu; mais elle lui fut donnée dans la mesure de sa coopération, car Dieu reste toujours juste et ne fait pas acception de personnes (i).

Ce ne fut pas du premier coup que la Vierge déracina de son être ce péché originel qui vivait en elle. L'extirpation en fut particulièrement laborieuse. Nous savons que les Grecs modernes, qui ont nié l'Imma- culée Conception, ont, du moins, accordé à Marie une purification plé- nière et définitive, au jour de l'Annonciation. Lebedev n'est pas de cet avis, bien qu'il prétende toujours parler au nom de l'Eglise « orthodoxe ». D'après lui, la Mère de Dieu ne fut complètement délivrée du péché originel qu'à la mort du Sauveur, et il n'ose pas se prononcer sur la question de savoir si elle commit des péchés actuels après l'incarnation du Verbe :

« La sanctification par la grâce n'exclut pas, dit-il, la possibilité de pécher et le péché lui-même. Les apôtres reçurent une sanctification extraordinaire, le jour de la Pentecôte, mais cela ne les empêcha pas de dire : Si nous affirmons que nous sommes sans péché, nous nous sédui- sons nous-mêmes , et la vérité n'est point en nous. (IJoan. i, 8.) Nous devons penser de même au sujet de la Très Sainte Vierge Marie. Bien qu'elle ait été sanctifiée au moment de la conception du Fils de Dieu, cependant le péché originel persista encore en elle jusqu'à sa complète dispa- rition près de la croix du Christ : mais comment ce péché se mani- festait-il, en quoi consistait-il? Marie pécha-t-elle ou non après l'Incar- nation ? Et si oui, quels furent ses péchés? Par respect pour la Mère de Dieu, nous n'osons, nous ne pouvons, nous ne voulons nous pro- noncer sur ces questions. Nous nous en tenons seulement à cette idée reconnue par tous comme une vérité indubitable : que sa liberté resta ce qu'elle était, et que la grâce de Dieu n'agit pas sur elle violemment, par l'extérieur, mécaniquement, brutalement. Voilà ce que nous savons; voilà ce que nous affirmons comme la vérité. » (2)

« A cause de l'Incarnation du Fils de Dieu, nous confessons que la Sainte Vierge Marie fut la créature la plus parfaite et la plus sainte qui ait jamais existé sur la terre ; mais en même temps nous reconnaissons, comme nous l'avons démontré plus haut, que sa rédemption s'opéra de la manière commune établie par Dieu pour l'humanité déchue. Nous affirmons que sa liberté ne fut pas modifiée (après l'Incarnation), et

(I) P;i63-i66. 12) P. 189-190.

28 ÉCHOS d'orient

que les suites du péché originel : l'inclination au mal, la lutte intérieure, comme s'exprime le grand saint Basile, restèrent en elle jusqu'à sa rédemption par la passion et la résurrection du Christ. Telle est notre doctrine sur la sainteté de la Vierge Marie. » (i)

Et comment s'opéra précisément la rédemption de la Vierge? 11 est indubitable, répond Lebedev, qu'elle s'accomplit d'une manière parti- culière et extraordinaire, mais néanmoins sans la moindre dérogation à la loi commune. 11 faut remarquer que Marie appartient à la fois à l'Ancien et au Nouveau Testament. Elle a participé au mode de rédemption propre à chacun des deux. Avant la mort du Sauveur, elle a été justifiée par la foi au Messie; au moment même de cette mort, sa rédemption a été achevée par sa participation immédiate aux souf- frances du Crucifié. Au pied de la croix, sa foi et son amour passèrent par une terrible épreuve. Elle ressentit une violente lutte intérieure, des mouvements involontaires, contraires à l'amour de Dieu, derniers vestiges du péché originel, et, comme le disent les F*ères de l'Église, la mort de son divin Fils lui causa une sorte de scandale. C'est que son esprit était nourri des conceptions de l'Ancien Testament; elle par- tageait les préjugés de ses contemporains sur le règne glorieux du Messie, et le message angélique sur la future grandeur de son Fils lui fut communiqué sous des espèces judaïques. On devine quel profond bouleversement produisit en elle le spectacle de la cruelle réalité (2). Et notre théologien de conclure :

« Du parallèle que nous venons d'établir entre la doctrine de l'Église orthodoxe touchant la rédemption de la Sainte Vierge et l'enseignement de l'Église latine sur le même sujet, il ressort que l'opposition est irré- ductible. L'Église orthodoxe orientale présente la rédemption et la sanctification de la Vierge comme le résultat de l'action de la grâce divine unie à la coopération de la liberté, et les fait dater de l'appari- tion de la vie consciente. L'Église latine, au contraire, fait remonter cette sanctification à l'époque de la vie inconsciente et n'y voit que l'effet de la grâce seule, un effet, par conséquent, qui est étranger à la liberté de la Vierge. La première considère les souffrances du Christ et sa mort sur la croix comme un mystère d'épreuve pour la Mère de Dieu, épreuve qui ne cessa qu'à la Résurrection. Au contraire, la seconde suppose que les souffrances et la mort du Christ étaient connues à l'avance de la Mère de Dieu. C'est pourquoi, d'après la conception

(j) P. 222.

(2) P. 178 sq.

LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 29

de l'Eglise orientale, la participation de la Sainte Vierge aux souf- frances et à la mort du Christ revêtit pour elle le caractère d'une rédemption ; mais, d'après la conception de l'Église latine, cette parti- cipation fut l'acte héroïque d'une Mère offrant son Fils en sacrifice pour le salut du monde, comme si elle-même, à ce moment, n'avait pas eu besoin de rédemption. » (1)

On admirera l'aisance avec laquelle Lebedev prête libéralement à l'Eglise « orthodoxe » ses théories personnelles. Nos lecteurs savent ce qu'il faut penser de ce procédé, et combien la Vierge du théologien russe du xix« siècle dififère de la Panaghia tout immaculée, vénérée par l'ancienne Eglise byzantine et par bon nombre de théologiens « ortho- doxes » russes et grecs des derniers siècles. Lebedev a, du reste, le secret de faire dire aux anciens textes liturgiques et autres les plus rebelles à ses théories ce qu'il désire y trouver, et il se débarrasse avec un entrain merveilleux de ceux qu'il ne peut réduire. C'est ainsi qu'en présence de certains passages d'un discours de saint Jean Damas- cène sur la Nativité de la Vierge (particulièrement favorables à la doc- trine de la conception immaculée), il a soin de nous avertir que « toutes ces expressions oratoires et autres semblables ne sauraient être prises dans leur sens littéral et absolu. Ce sont procédés habituels de la rhétorique de l'époque destinés à exprimer les sentiments de vénération et d'admiration qu'on éprouvait pour la Théotocos, et non à formuler des concepts théoiogiques » (2). Au contraire, trouve-t-il dans la traduction slave de deux canons pour les fêtes mariales de la Présentation au Temple (21 novembre) et de la Conception (9 dé- cembre), composés l'un par Georges de Nicomédie, l'autre par saint André de Crète, des expressions quelque peu équivoques et rendant mal l'original grec, il s'en empare avec empressement et les répète à satiété pour établir que l'Eglise orthodoxe nie l'Immaculée Conception, sans se souvenir que la liturgie byzantine fourmille de textes la sainteté originelle de la Mère de Dieu est clairement insinuée, voire même explicitement formulée: en oubliant que les auteurs des canons susdits sont des témoins irrécusables de la croyance de l'ancienne Église d'Orient au privilège mariai, comme nous l'avons démontré (3).

U) P. 188-189.

{2) p. 148 en note. Cf. p. 102.

(3) Voir Echos d'Orient, t. XIII, p. 29 et sq. : Saint André de Crète et l'Immaculée Conception.

30 ECHOS D ORIENT

Mais il faut que le lecteur se rende compte par lui-même des pro- cédés exégétiques de Lebedev. L'expression que celui-ci relève dans le canon de Georges de Nicomédie (ode S^) est la suivante : « Anne supplie Dieu de recevoir le fruit de son enfantement, Aa|j£w ^-Pj; ^J-r.^i (ooîvo; xaprcov. La traduction slave porte : « Le fruit de ma douleur, plodom bolieini. » Nous ne voulons pas contester l'exactitude verbale cette traduction. Le mot grec (ooU signifie, en effet, tout d'abord douleur de l'enfantemejit, puis enfantement, puis fruit de l'enfantement, puis, par extension, toute douleur violente. Mais ce que nous contestons, c'est la conclusion que le théologien russe tire de cette expression : « L'Eglise orientale, dit-il, en appelant la Sainte Vierge fruit de la douleur, laisse entendre par que son origine ressembla à celle des autres hommes, qu'elle s'accomplit suivant la loi de l'humanité déchue sous le coup de la condamnation : Tu enfanteras dans la douleur (Gen. m, 14), et que, par conséquent, la fille d'Anne participa au péché originel et eut besoin de rédemption pour la parfaite restauration de sa nature, l'effacement de la condamnation et l'introduction dans le royaume de Dieu. » (i)

Et il ajoute que cette expression nous fournit une règle sûre poiir interpréter les hymnes liturgiques l'on rencontre des formules qui paraissent se rapprocher du dogme latin (2).

Parmi ces formules, j'ignore si Lebedev a remarqué celles qui se trouvent dans ce même canon de Georges de Nicomédie. j'en transcris quelques-unes :

« En voyant par la foi, ô Tout-Immaculée, la beauté de ton âme, Zacharie s'écria: « Tu es le prix de la rançon; tu es la joie de tous, tu es notre restauration. » (Ode 5-)(3)

« Que tes merveilles sont incompréhensibles, ô Tout-Immaculée! Merveilleuse est ta naissatice; miraculeuse ton enfance; extraordinaire tout ce qui te touche. » (Ode 5.) (4) (Lebedev, lui, dit que Marie a été soumise en tout à la loi commune.) (4)

« Parce que tu étais l'asile de la grâce, ô Tout-Immaculée, tu as été nourrie dans le temple d'une nourriture incorruptible. » (Ode 6.) (5)

« Les rayons de la grâce brillèrent dans le temple de Dieu, lorsque

(1) P. 149-

(2) P. 108.

(3) To y.iAÀoç. 7rav7x;iavT-,. -b xr,; 'if'^'/j,; tov [iÀ£~(ov -ot; -■m-z: Za/api'a; à.-it'^ùy.' S-j ît AVTfoV I7U et TtavTO.)'/ /apâ* ff'j £t r, àvày.XrjiT'.: r^u.ù)'/.

(4) ?Évri jTOy T| yivvr,o-'.; WA^yS-C SÉvo; 6 TpÔTTO; ô ?/,; oi.iir,rsiij) ;■ li'/o. y,x\ TrapaSo^a -% «ra.

(5) (!>: oîy.o; o-jca tf,: -/âpiTo;... 7ravi/_pavT£. iv -.& 'i-xCù u.i-iayii -■?,: ày.r,pâtC(-J rp-J^r,;.

LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION )l

tu y pénétras, à Kierge Mère immaculée, â jamais bénie. » (Ode 7.)(0 « Qiielle est cette merveille que je contemple, dit le grand-prêtre en voyant entrer dans la maison de Dieu Celle qui surpassait en grâce le Saint des saints... » Et Anne lui répond : « Tu as bien parlé de la Vierge : Reçois donc VImmaculée dans le temple de ton Créateur. » (Ode 8, la même il y a : r?,; eu-^; (oov/o,; xap-ôv.) (2)

« La merveille que tu es, ô Theotocos sans tache, surpasse la puis- sance de nos discours. Je contemple en toi, en effet, tm corps étranger au flux du péché, ^or,^ à;jiapT'la; àve-'losxTov. C'est pourquoi je te crie avec reconnaissance, ô Vierge pure : Tu es vraiment élevée au-dessus de toutes les créatures. » (Ode 9.) (3)(Lebedev, lui, veut que la Vierge ait reçu une nature contaminée par le péché, et qu'elle ait ressenti les mouvements de la concupiscence jusqu'à la mort du Sauveur!)

A qui fera-t-on croire que l'expression : 0 ty^^ £;j.y,^ coo-ivo^ xaoTrô; enlève aux passages du canon que nous venons de citer toute signifi- cation favorable au dogme catholique? D'autant plus que ce dogme est indépendant de la question de savoir si Anne, en mettant Marie au monde, a éprouvé ou non les douleurs habituelles de l'enfantement; d'autant plus que, pour être dans l'esprit de la liturgie byzantine, 6 T/;; èuY,^ wov/o^ xap-ôc; doit être~ traduit par : le fruit de mon enfante- ment tX non par : le fruit de ma douleur. On lit, en effet, à la fête de la Conception d'Anne, le 9 décembre, les deux vers suivants :

Xapàv *'àp, Avva, =:voov xo'.A'^a; '^ipî'.ç*

Tu n'enfantes pas, comme Eve, dans la tristesse; Car tu portes, ô Anne, la Joie dans ton sein.

J'ai vainement cherché dans l'original grec du canon de saint André de Crète pour la Conception d'Anne le passage que donne Lebedev d'après la traduction slave : « Tu t'es levée comme un soleil d'un sein corruptible, ô Vierge, qui as porté dans ton sein incorruptible le Soleil de gloire. » En tout cas, il faut beaucoup de bonne volonté pour voir dans ce texte quoi que ce soit de contraire à l'Immaculée Conception. Je remarque, au contraire, que le poème d'André contient plusieurs allusions transparentes à la sainteté originelle de Marie, qui est saluée

(i) IlapOîvo!Af,70(> axpavTc, aiiaei cO).OYr|îxi'vr,.

(2) ^YnWiiyoM oîiv rf,v a^pavrov èv ■:& vacw to-j 7.7t(7Tou tov.

(3) Twixa yàp iv toI /.aTavoài vxkp /ôyov pofjç âî/.ap-taî àvîTrtôsv.Tov.

ECHOS D ORIENT

comme \e tabernacle sanctifié du Très-Hatii (i), comme le paradis spiri- tuel, comme la tente sainte qui porte l'arme vivifiante de la croix (2).

Notre théologien veut aussi trouver une signification hostile au dogme catholique dans un canon de saint Jean Damascène pour la fête de la Dormition : « Née de parents mortels, ô Vierge pure, tu as fait une mort conforme à la nature. (3) » Mais il a oublié de lire ce pas- sage de l'ode quatrième :

« Si le Fruit incompréhensible de la Vierge, à cause duquel elle est devenue un ciel, a subi comme mortel l'ensevelissement, comment Celle qui l'a enfanté virginalement refuse ra-t-elle de se soumettre au même sort? » (4)

Et le synaxaire de la fête débute par ces deux vers :

Oajjjia Ovr,TX£'.v xoTjAOTOJTeîpav KôpTjV, Toû xoT[/.07T)«à(TTOu Tapxv/wç XcOvrixoTOi;.

Il n'est pas étonnant que la Vierge qui a sauvé le monde meure, Après que le Créateur du monde a voulu subir la mort corporelle.

Cela revient à dire que, tout comme son divin Fils, Marie a eu un corps mortel et que, comme lui, elle a passé par la mort. Bien qu'exempte de la faute originelle, elle n'a pas reçu cependant, pendant sa vie ter- restre, le don de l'immortalité primitive.

Nous avons été surpris de voir que Lebedev ne faisait jamais appel aux textes bien connus de saint Grégoire de Nazianze et de saint lean Damascène, il est dit que la Vierge fut purifiée par le Saint-Esprit antérieurement à l'Incarnation du Verbe. L'explication de ce silence doit être sans doute cherchée dans la doctrine spéciale de notre théo- logien qui, nous l'avons vu, retarde la sanctification et la purification complète de Marie jusqu'à la mort du Sauveur. Le témoignage qu'il aime à faire valoir pour établir que l'Eglise orientale rejette l'Immaculée Conception est le passage du Shrigeal de Jean Nathanael, dont nous avons déjà parlé (5). 11 se garde bien de dire que le Je^l pravlénia de Siméon Polotskii, qui est un livre tout aussi officiel que le Shrigeal,

(1) Tb TO-j T<];i(TToy r,Yta<T|A£vov OîÏùv <Ty.r,vw;ia. X*'P^- ^"^^ 7*

(2) Sr,[Azpov ô ôeuTEpo; 'A6à[x, XptffTo;, àvcoet^e TtapàSenrov vor,Tbv. crxrivr)v aYtav. Ode 8.

(3) Ovr,Tf,; ôdçyo; Ttpoa/Oeïaa Trj ç-Jdî! xaTiXXr/ov, «yv-r^, triv ^ÇoSov 6tr,vyffa;. Ode S-

(4) Et 0 àxaTà).r|7ïTo: TaÛTir,; xapîib;, St'ûv oùpavbç âj(pr||j,dcTt<7£ , xaçrjv ûusiTTr, ÔWi-rb; Ttwî Tf|V Taçrjv àpvr|<rîTai f, à7i:îipovi!i.f>>: XMr^dX'ja.. Ode 4.

(5) Voir l'article: l'Immaculée Conception en Moscovie au xvii* siècle. Echos d'Orient, XII, p. 66 et sq.

LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 3 3

enseigne clairement la doctrine catliolique. Cela n'empêche pas Lebedev de reprocher aux théologiens latins leur exégèse fantaisiste des textes scripturaires et patristiques et leur silence systématique à l'endroit des témoignages de la tradition contraires à leur thèse (i). C'est en usant lui-même des procédés dont il fait grief à ses adversaires qu'il arrive à formuler des conclusions dans le genre de celles-ci :

» Le dogme de l'Immaculée Conception est réellement un nouveau dogme (entendez : un dogme inventé). Il a pris naissance et s'est développé dans le sein de l'Église latine, et il n'appartient qu'à elle seule (2).

» Que l'Eglise orientale œcuménique ait toujours reconnu et recon- naisse que la Vierge Marie a hérité du péché originel, c'est une tra- dition ininterrompue allant de l'époque la plus récente à la plus haute antiquité, et s'étant même exprimée par la voie des décisions ecclé- siastiques et conciliaires... (3)

» L'Hglise orientale œcuménique n'a jamais accepté et ne peut pas accepter cette doctrine des Latins. En célébrant la pureté, la sainteté et l'innocence de la Mère de Dieu, acquises avec l'aide de la grâce de Dieu par des actes libres de foi et d'amour, cette Eglise n'a jamais identifié l'innocence et la sainteté acquises par l'exercice de la liberté avec la sainteté naturelle, originelle. » (4)

Que de choses il y aurait à dire sur la manière dont le théologien russe fait l'histoire de la controverse immaculatiste en Occident et sur les objections qu'il formule contre la définition de Pie IX î Bornons-nous seulement à quelques remarques.

Veut-on savoir tout d'abord pour quels motifs la fête de la Conception de la Vierge fut introduite en Occident! 11 parait que cette innovation fut l'œuvre du clergé latin, auquel le pape Grégoire Vil et ses succes- seurs voulurent imposet la loi du célibat. Pour protester contre ces exigences tyranniques de la cour romaine, les clercs concubinaires favorisèrent de tout leur pouvoir la célébration d'une fête qui montrait par son objet même quq, le mariage est une bonne et sainte chose! Ainsi s'explique ce phénomène anormal d'une nouvelle solennité litur- gique faisant peu à peu la conquête de tous les calendriers sans l'inter- vention de l'autorité supérieure! (s)

(1) p. 277, 299 sq.

(2) P. 99. |3) P. 217.

I4) P. 3i2-3i3. (5) P. i5-i6.

Echos d'Orient. T. XIX

34

ECHOS D ORIENT

Autre raison. Si la fête de la Conception devint tout de suite popu- laire, c'est parce qu'elle tendait à exalter la Vierge Marie, qui, pour les Latins du moyen âge, était la femme idéale, le type éternel de la pureté, de l'innocence et de la piété, la Dame que l'on servait avec un amour tout chevaleresque. Ajoutez à cela que pour le chrétien moyenâgeux. Dieu n'est pas le Père aimant et compatissant que nous révèle l'Évangile. C'est un juge sévère, un vengeur implacable de l'injus- tice et du péché, une sorte de grand inquisiteur à la Philippe 11. Cette conception étrange de la divinité poussait les foules à se jeter dans les bras de la Mère de miséricorde, à recourir à elle pour obtenir tous les biens et toutes les grâces. De naquit l'idée de la médiation univer- selle de Marie (i). Comment, dès lors, la piété populaire n'aurait-elle pas accepté avec enthousiasme une fête qui tendait à augmenter les privilèges de la Mère toute bonne, trésorière des dons célestes? (2)

Disons tout de suite que Lebedev n'est pas l'auteur premier des origi- nalités que nous venons d'entendre. Il nous apprend lui-même que, pour écrire l'histoire de l'Immaculée Conception en Occident, il s'est inspiré de la monographie du protestant K. Z. Kloeden sur l'Histoire du culte de Marie, principalement durant le siècle qui a précédé la Réforme dans la Marche de Brandebourg et de Lausit:{ (3). 11 est malheu- ' reusement passé en habitude en Russie d'étudier le catholicisme, son histoire, ses dogmes et ses institutions dans les ouvrages des protes- tants d'Allemagne.

Plusieurs des difficultés que le théologien russe trouve dans la défini- tion de Pie IX sont purement imaginaires. Il se figure, par exemple, que le dogme catholique est indissolublement lié à l'explication anselmienne et scotiste du péché originel, et que, dans la Bulle Ineffahilis, le Pape a défini que l'animation du fœtus par l'âme raisonnable a lieu aussitôt que l'acte générateur est accompli (4). Or, il n'en est rien. II existe, en effet, dans la théologie catholique plusieurs manières d'expliquer l'essence du péché originel. Quant à la théorie de l'animation immé- diate, elle est librement discutée entre catholiques, et la Bulle Ineffa-

(i) Cette doctrine de la médiation universelle de Marie, médiation secondaire que n'obscurcit en rien le rôle de l'unique Médiateur entre Dieu et les hommes, ne plaît pas à Lebedev. Elle est cependant une des croyances les plus clairement affirmées dans la tradition et la liturgie de l'Eglise byzantine.

(2) P. 17-18.

(3) K. Z. Kloeden, Zur Geschichle der Marienverehrung, besonders im lets^er, lahrhunderte vor der Reformation in der Mark Brandenburg und Lausil^. Berlin, 1840. Lebedev donne en appendice quelques extraits de cet ouvrage.

(4) P. 159 sq.

LE DOGME DE L IMMACULEE CONCEPTION 35

bllis n'a porté là-dessus aucune définition. Aux termes du dogme, il suffit d'admettre que la Vierge Marie, c'est-à-dire son auguste per- sonne, corps et âme réunis, n'a jamais été atteinte par la souillure ori- ginelle, et qu'elle a toujours été en grâce avec Dieu. Et qu'on ne vienne pas objecter que la Mère de Dieu a contracté le péché originel, parce qu'elle a souffert et qu'elle est morte, car l'Homme-Dieu, lui aussi, a éprouvé la douleur et la mort dans sa chair ; et, cependant, il est resté absolument étranger au péché. Devant ces affirmations simples et nettes de notre foi, les objections d'ordre physiologique que Lebedev développe longuement perdent toute portée.

Il resterait à venger les théologiens latins des accusations injustes que Lebedev formule contre eux dans la troisième partie de son ouvrage. Mais, vraiment, cela nous entraînerait trop loin. 11 faudrait faire toute la théorie du développement dogmatique. Les théologiens latins sont du reste suffisamment justifiés par l'histoire de la tradition orientale. Celle-ci ne condamne que Lebedev.

M.JUGIE. Rome.

ORIGINE DE LA MESSE DES PRÉSANCTIFIÉS

Quotiescumque enim manducabitis panem hune, et calicem bibetis, moriem Domini annuntiabifis donec ventât.

(/ Cor. XI, 26.)

La plus ancienne caractéristique de la Pâqueciirétienne est qu'elle marque la fin d'un jeûne. Le Vendredi-Saint, jour de la grande pro- pitiation du Fils de l'homme, est devenu le grand jour de l'affliction de toute chair et le principe du jeûne de la préparation au baptême. De est sortie l'institution du Carême, qui a réalisé la prophétie du Sau- veur dans l'Évangile.

Les disciples de Jean et les pharisiens jeûnaient. Ils vinrent dire à Jésus : Pourquoi les disciples de Jean et ceux des pharisiens jeûnent-ils, tandis que tes disciples ne jeiment point? Jésus leur répondit : Les amis de l'époux peuvent-ils jeûner pendant que l'époux est avec eux? Aussi longtemps qu'ils ont avec eux l'époux, ils ne peuvent jeûner. Les jours viendront oh l'époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront en ce jour-là. (Marc. 11, 18-20: Luc. V, 33-35.)

La coutume du jeûne, prolongé d'ordinaire jusqu'à la neuvième heure, dit Tertullien, « a son origine dans la mort de Notre-Seigneur à laquelle nous devons toujours songer sans aucune distinction de temps. Il faut donc célébrer jusqu'à cette heure la commémoration de ce grand événement l'univers, en se couvrant de ténèbres à la sixième heure, prit le deuil du Seigneur qui venait d'expirer, pour revenir ensuite, nous aussi, à la joie, puisque le monde a recouvré la lumière » (2).

Anciennement, le jeûne du Vendredi-Saint prenait fin après l'auguste cérémonie de l'adoration de la croix par la célébration d'une synaxe liturgique d'un caractère tout particulier : la Messe des F^résanctifiés.

Par suite, sans doute, des modifications successivement apportées aux v* et ix'^ siècles dans l'ordonnance corrélative des deux offices

(i) La présente étude et celles que nous consacrerons par la suite aux l'êtes du cycle de Noël et des Epiphanies représentent les bonnes pages d'un ouvrage en préparation sur les Solennités antiques de l'Eglise. Essai sur les institutions liturgiques du i" au IV* siècle.

(2) De Jejuniis. c. x.

ORIGINE DE LA MESSE DES PRESANCTIFIES

-I

eucharistiques du Jeudi-Saint et du Vendredi-Saint, l'origine, le rôle et la signification véritable de la liturgie des Présanctifiés se sont insen- siblement oblitérés, au point de nous être aujourd'hui complètement inconnus. Les historiens ont convenu, en désespoir de cause, de recon- naître en elle le complément des anciennes réunions sans liturgie eucha- ristique. Mais alors, comment expliquer qu'il y soit procédé à la com- munion solennelle au corps et au sang du Seigneur? La question reste intacte: elle demande un examen approfondi.

En Orient, on ne pratiquait primitivement aucune liturgie eucharis- tique pendant le Carême, excepté le samedi, le dimanche et le Jeudi- Saint (i).

A Jérusalem, au iv« siècle, la coutume était de célébrer deux Messes le Jeudi-Saint : la première vers 3 heures de l'après-midi : c'était la liturgie du jour; la seconde, accomplie après le coucher du soleil, c'est- à-dire au début de la vigile du Vendredi-Saint, constituait le grand mémorial de la Cène pascale. Elle avait lieu exceptionnellement sur le Golgotha, au sanctuaire de la Croix post crucem, l'on ne célébrait le Saint Sacrifice qu'une seule fois l'an : Facia ergo missa Martyrii, venit post criicem : dicitur ibi unus hymnus tantum, fit oratio et offeret episcopus ibi oblationem et commiimcant omnes. Excepta enim ipsa die una per tantum anniim nunqmm offeritur post crucem. nisi ipsa die tantum (2). Saint Augustin, dans sa lettre à Janvier, fait une allusion manifeste il cet usage palestinien : « Si quelque voyageur, dans une contrée étran- gère où le peuple de Dieu est plus nombreux, plus assidu aux offices et plus fervent, voit, par exemple, le Saint Sacrifice offert deux fois, le matin et le soir, le jeudi de la dernière semaine, de Carême, et que, revenant dans son pays l'usage est d'offrir le Sacrifice à la fin du jour, il prétende que cela est mal et illicite parce qu'il a vu faire autrement ailleurs, ce sera un sentiment puéril dont nous aurons à nous défendre, que nous devons réformer parmi nos fidèles et tolérer dans les autres. » (3)

En Afrique donc, et probablement dans toute la chrétienté en Occident, on ne célébrait le Jeudi-Saint qu'une seule liturgie eucharistique après

(i) « "Oti Set âvT/i TiTaapaxod-:/-, aprov 7:&0Tyîf£:v. li ;;.•>! àv <7ap|îâT';> y.al ■/.•^f.a/.r, }i»ivov. » Concile de Làodicée, c. xlix.

(2) Peregrinatio ad Loca sancta. Ed. Dl'Chesne, Origines du culte chrétien, p. 488.

(3) Ep. CXVin'ad lantiarium, c. iv.

^8 ÉCHOS d'orient

le repas du soir, en vue d'une conformité plus grande avec les cir- constances de la dernière Cène (i)/

L'oblatlon célébrée au début de la vigile de la Passion réalisait ainsi en fait le véritable et unique Sacrifice liturgique du Vendredi-Saint par l'offrande du corps de Jésus-Christ une fois pour toutes. (Hebr. x. lo.) Car, par une seule offrande, il- a amené à la perfection pour toujours ceux qui sont sanctifiés. {Ibid. x, 14.) Le Christ qui s'est offert une seule fois pour porter les péchés de plusieurs apparaîtra sans péché une seconde fois à ceux qui l'attendent pour leur salut. {Ibid. ix, 28.)

On comprend, dès lors, que le pape Innocent l^^'' (402-4 1 7), en Occident , ait défendu formellement de célébrer dans la journée du Vendredi- Saint (2). L'Eglise, qui a conservé la façon juive de compter les jours d'un coucher du soleil à l'autre, entendait affirmer par cette injonction, conformément à la tradition des Synoptiques, l'unité historique et théologique de la sainte Cène du Seigneur, témoignage suprême de « la nouvelle alliance en son sang », avec le sacrifice propitiatoire et universel consommé le même jour sur la croix pour le salut du monde.

La communion au corps et au sang du Seigneur réalisant ainsi le grand mémorial de la mort du Christ, aux termes de cette déclaration solennelle de l'Apôtre : Car toutes les fois que vous mange^ ce pain et que vous huve:^ cette coupe, vous annonce^ la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne {l Cor.w, 26), on prit soin, dès lors, de réserver précieusement une part des dons présanctifiés à la Cène, afin de pouvoir les distribuer aux fidèles à l'heure sainte à jamais s'accomplit le divin sacrifice de notre Rédemption.

Cette communion commémorative aux dons présanctifiés se pratiquait encore à Rome et dans les Gaules au viir siècle, après la cérémonie principale (3) de l'adoration de la Croix, à l'heure de None, le Vendredi- Saint.

L'Ordo Romanus I, dans la partie afférente à l'Ordo pascal étranger à l'usage de Rome, fixe la célébration de la Messe du Jeudi-Saint vers les II heures du matin, en prescrivant de réserver les saintes espèces pour le lendemain : Et reservajttur sancta usque in crastinum. Le jour anniversaire de la Passion y est marqué par deux offices du matin au

(i) Cqncile de Carthage, de 397, c. xxix : « Ut sacramenta altaris non nisi jejunis hominibus celebrentur, excepto uno die anniversario quo cœna Domini celebratur.»

(2) Ep. I, c. I, c. IV. Cf. GoARD, EOxoAÔy.ov, p. 174.

(3) Cette cérémonie jointe à la Messe des Présanctifiés constitue le rite essentiel du grand mémorial de la Passion, elle n'est donc nullement adventice, ainsi que l'a déclaré M" Duchesne : Origines, p. 224.

ORIGINE DE LA MESSE DES PRESANCTIFIES 39

terme desquels « les prêtres regagnent leur tiiuli, et vers la neuvième heure (3 heures) de l'après-midi, ils accomplissent de même un rôle de lecture et de répons, lisant l'Évangile et des prières solennelles, puis ils font l'adoration de la Croix, et tout le monde communie (i) .

Par ailleurs, VOrdo pascal absolument romain, retrouvé par M. de Rossi dans le célèbre manuscrit épigraphique et topographique d'Ein- siedeln (Einsied., 326), décrivant en détail l'ordre des cérémonies de l'adoration de la Croix vers la neuvième heure, à l'église de Sainte- Croix de Jérusalem, ajoute qu'ensuite le Pape et son cortège ecclésias- tique « se rendent de nouveau au Latran en psalmodiant le psaume Beati immaculati. Toutefois, le Seigneur apostolique n'y communie point non plus que les diacres, mais ceux qui veulent communier doivent recevoir la communion de la cassette qui renferme les dons du sacrifice réservés à la cinquième férié. Et celui qui ne désire point communier en ce lieu se rend en toute autre église de Rome ou titulus et y communie » (2).

Le fait que dans le rite grec la Messe des 'Présanctifiés est en rapport étroit avec le jeûne et qu'elle est régulièrement précédée de l'office des Vêpres ou Lucernaire, témoigne bien qu'en Orient cette liturgie excep- tionnelle se pratiquait primitivement le soir du Vendredi-Saint.

Le Peregriîiatio ad loca sancta ne fait point mention de la communion des présanctifiés. Après avoir décrit tout au long la touchante cérémonie de l'adoration de la Croix, la pieuse pèlerine Euchérie abrège malheu- reusement son récit en disant que « du sanctuaire ante Criicem, on se rendait aussitôt dans la grande basilique ou Martyrium s'accomplis- saient les offices qu'on avait coutume de célébrer en ce lieu, à l'heure' de None jusqu'au soir » (3). Or, suivant les indications générales qu'elle nous fournit ailleurs, à partir de cette heure déterminée, jusqu'à la première heure de la nuit, « on récitait continuellement des hymnes et des antiennes, on lisait des leçons appropriées au jour et au lieu, en y intercalant des oraisons, et, le moment venu, on récitait l'office du lucernaire, de sorte que le renvoi se faisait également la nuit au Mar-

(i) Deinde revertentur presbiteri per titula sua, et hora noua tant de leclionibus quant responsoriis vel evangelium seu et oraciones sollemties faciunt similiter, et adorant sanctam crucem et communicantur omnes. Ordo Romanus u Ed. Dlchesne, Origines du culte chrétien, appendice, p. 451.

(2) Et procèdent iterum ad Lateranis psallendo « Beati immaculati ». Attamen apostolicus ibi non communicat nec diaconi; qui vero communicare voluerit, com- municat de capsis de sacrificio quod V feria servatum est. Et qui noluerit ibi com- municare vadit per alias ecclesias Romœ seu per titulos et covimunicat. Cf. Duchesne, op. cit., p, 466.

(3) Cf. Duchesne, Origines, p. 492.

40 ÉCHOS D ORIENT

tyrium » (i). Par contre, le Kanonarion ou Ordo de Jérusalem récemment découvert dans un manuscrit géorgien du vu* siècle mentionne en toutes lettres la clôture de l'office du lucernaire le Vendredi-Saint, par la liturgie des présanctifiés suivie de la communion générale des fidèles (2)..

11

La liturgie des dons présanctifiés Ac!.Toyp*"^a 'wv ■:rpo7,Y'-a<Tpivo)v (s. e. 3w- pojv) constituait, aux termes mêmes de cette dénomination, non pas un sacrifice intégral, mais une participation solennelle de tous les fidèles au corps sacré et au précieux sang de Notre-Seigneur Jésus- Christ. C'est ce que marque d'ailleurs très clairement l'oraison « AiTTzoTa ar'.î », composée pour cette Messe dans le rite grec, oraison par laquelle le célébrant implore Dieu le Père de nous rendre dignes, dans sa miséricorde, de recevoir son Fils, le Roi de gloire, dont « le corps immaculé et le sang vivifiant sont transférés en cet instant sur la table mystique, environnés invisiblement de la multitude de l'armée céleste » (3).

Les dons sacrés sont toujours nommés au pluriel, preuve certaine qu'à l'origine les chrétiens recevaient le corps et le sang du Christ dans cette Messe, sous l'une et l'autre espèces du pain et du vin. L'usage exclusif de la sainte Réserve sous la seule espèce du pain aura été motivée, au V ou VF siècle, par les modifications apportées à l'ordonnance de la mystagogie commémorative de la Cène pascale au cours de laquelle s'accomplissait la consécration des dons sacrés. Cet office et celui de la Messe des Présanctifiés qui en était le complément obligé ne se trou- vaient séparés l'un de l'autre que par un laps de temps relativement court. L'altération possible du précieux sang dans les chaudes contrées d'Orient n'était pour lors nullement à appréhender: ce qui ne fut plus le cas lorsqu'on en vint à célébrer la Messe du Jeudi-Saint dans la matinée de ce jour.

11 semble bien, à première vue, que sous le terme de sancta qui tra- duit littéralement le grec -rà àyia (s. e. owpa) dans l'Ordo Romanns I, on doive entendre le pain et le vin consacrés, étant donné qu'aux viir et

(i) Cf. DucHESNE, Origines, p. 492.

(2) Prot. CoRN.C. Kékélidzê, /^roMSti//»JsA/j' kanonar vu véka {grou%,inskaïa rersia] = kanonarion jêrosolymitain [version géorgienne). Tiflis, 1912, in-8' vii-346 pages.

(3) GoARD, F.'JxoXôoy.ov. p. i66.

ORIGINE DE LA MESSE DES PRÉSANCTIFIÉS 41

ix« siècles la sainte communion se distribuait régulièrement sous les deux espèces (i). Cependant, le doute subsiste encore à ce sujet, car le même terme de sancta se trouve employé à plusieurs reprises dans ledit document, pour désigner les dons sacrés sous l'une ou l'autre espèce : Et confringunt sacerdotes sancta... et diaconus cooperii sancta seu et calicœ super altare cum corporale (2).

D'autre part, on peut également inférer de V Or do Romanus à'^ms\tàé[n qu'à Rome, au vnie siècle, la coutume était plutôt de ne conserver les dons sacrés que sous la seule espèce du pain, comme paraît l'indiquer le terme spécial de capsa = cassette, pour désigner l'objet précieux dans lequel étaient renfermés les éléments de la communion du Vendredi-Saint.

La Messe des Présanctifiés, argument perpétuel de la tradition de l'Église, s'accomplit de nos jours, dans le rite latin, une seule fois par an, au Vendredi-Saint, après l'auguste cérémonie de l'adoration de la Croix. Le prêtre célébrant y communie seul, cependant qu'aux viii*' et ix<^ siècles, voire même au xir siècle, le cérémonial de cette oblation prescrit positivement la communion générale des fidèles, comme en fait foi une rubrique spéciale du remarquable antiphonaire noté de l'abbaye des Prés de Rouen (3).

En Orient, l'époque et les jours doit s'accomplir la liturgie des Présanctifiés ont été fixés par le concile in Trtillo (692). Cependant, la version géorgienne du Kanonarion de Jérusalem qui est du même temps ne marque pas d'autre Messe des Présanctifiés que celle du Vendredi- Saint.

Par une surprenante anomalie, la grande Église de Constantinople et les Eglises de langue slave qui adoptèrent le rite byzantin suivant lequel on célèbre la liturgie des Présanctifiés trois fois par semaine pendant le Carême, ont successivement, sans raison apparente, aban- donné l'usage antique de cette liturgie au jour traditionnel du Vendredi- Saint : celle-ci au xiir^ siècle, celles-là au cours du xiv^ siècle seu- lement (4).

(i) L'abandon, en Occident, de la communion des fidèles sous l'espèce du vin est une précaution d'ordre pratique, prise spontanément par certaines Eglises au xiii' siècle. Cet usage s'étant généralisé a été définitivement consacré au concile de Constance en i^i5 (Sess. XIII).

(2) Op. cit., p. 450.

(3) J.-B. Thibaut, Monuments de la notation ekphonétique et neumatique de l'Eglise latine. Documents, p. 23*-24*.

(4) J.-B. Thibaut, Monuments de la notation ekphonétique et hagiopolite de l'Eglise grecque, p. 21.

42 ÉCHOS D ORIENT

m

La tradition orientale attribue de longue date, on ne sait pourquoi, l'ordonnance de la Messe des Présanctifiés à saint Grégoire le Grand (i). Saint Sophrone de Jérusalem (646) en parle comme d'un usage ancien venant des apôtres. Siméon de Thessalonique, dans sa réponse à Gabriel, la fait également remonter aux temps apostoliques en raison de ce qu'elle accompagne le jeûne qui est manifestement d'institution apo- stolique.

Les plus doctes liturgistes nous signalent l'apparition de la Messe des Présanciifiés dans les manuscrits latins du viii^ siècle, sans pouvoir d'ailleurs se prononcer sur son origine et son antiquité. 11 n'est pas sans intérêt, à ce propos, de faire observer ici l'analogie frappante de l'exposé des chapitres vni-x de la Didachè ou Doctrine des Apôtres jusque-là insuffisamment expliqués, avec la liturgie des Présanctifiés telle qu'elle subsiste dans le rite latin.

La Didaché des Apôtres, cet, antique document du premier siècle (80-100, Funk, Zahn, Lightfoot), d'une valeur incomparable pour l'étude des institutions chrétiennes, comprend dans .une première partie un exemplaire de la catéchèse dans laquelle devaient être instruits les can- didats au baptême. Le chapitre viii établit la loi du jeûne et la formule de prière des chrétiens : le Pater qu'ils doivent réciter trois fois par jour, c'est-à-dire aux trois heures saintes de la Passion : à la troisième, à la sixième et à la neuvième heure (2). Suivent, aux chapitres ix et x. des prières eucharistiques d'un genre exceptionnel, qui se terminent par une évocation de la Parousie et du Royaume s'accomplira l'unité parfaite de l'Église.

VIII. Que vos jeûnes n'aient pas lieu en même temps que ceux des hypocrites. Ils jeûnent, en effet, le lundi et le jeudi; pour vous, jeûnez le mercredi et le vendredi. Ne priez pas non plus comme les hypocrites, mais de la manière que le Seigneur a ordonnée dans son Evangile : Priez ainsi :

Notre Père qui es au ciel,

Que ton nom soit sanctifié.

Que ton royaume arrive.

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

•(i) Peut-être peut-on rattacher cette opinion à ce fait que l'introduction du Pater à la Messe latine est due au pape saint Grégoire. Innovation dont la conséquence fut de conformer l'usage de Rome à celui de Constantinople. La présence de l'Oraison dominicale à \a. fin du Canon dans la liturgie commune des Grecs montre qu'elle tenait lieu de préparation à la communion, rôle encore plus accentué dans la Messe des Présanctifiés. Cf. S. Gregor., ep. IX, 12 (26).

(2) Tertullien, De Oratione, xxv, et De jejimio, x.

ORIGINE DE LA MESSE DES PRESANCTIFIES 43

Donne-nous aujourd'hui le pain nécessaire à notre subsistance.

Remets-nous notre dette.

Comme nous remettons aussi la leur à nos débiteurs.

Et ne nous induis pas en tentation.

Mais délivre-nous du mal.

Car à toi est la puissance et la gloire dans les siècles!

Priez ainsi trois fois par jour.

IX. Quant à l'Eucharistie, rendez grâce ainsi :

D'abord pour le calice :

Nous te rendons grâce, ô notre Père,

Pour la sainte vigne de David, ton serviteur

Que tu nous as fait connaître par Jésus, ton serviteur.

Puis pour le pain rompu :

Nous te rendons grâce, ô notre Père,

Pour la vie et la science

Que tu nous as fait connaître par Jésus, ton serviteur.

Gloire à toi dans les siècles!

Comme ce pain, rompu autrefois, disséminé sur les montagnes, a été recueilli pour devenir un seul tout,

Qu'ainsi ton Eglise soit rassemblée des extrémités de la terre dans ton royaume.

Car à toi est la gloire et la puissance par Jésus-Christ dans les siècles!

Que personne ne mange et ne boive de votre Eucharistie, si ce n'est les baptisés au nom du Seigneur, car c'est à ce sujet que le Seigneur a dit : Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens.

Ce chapitre donne lieu à une série de remarques particulièrement suggestives :

l'j Tout en accusant une signification euctiaristique qui n'a jamais fait de doute dans la tradition clirétienne (i), il ne produit aucune description du rite de la consécration accomplie dans l'assemblée.

En vertu d'une économie rituelle tout à fait inattendue, la prière eucharistique prescrite en premier lieu a trait au calice. Elle s'adresse à Dieu en action de grâces « pour la sainte vighe de David son ser- viteur ». Cette expression désigne le sang du Christ. Cette interpré- tation a pour elle l'autorité de Clément d'Alexandrie (2) et d'0rigène(3).

30 La seconde prière eucharistique est formulée à propos du pain rompu (rispl Toù xÀâTjxato;), expression qui donne clairement à entendre que la prière de consécration a été prononcée antérieurement et que nous sommes bien ici en présence d'une prière eucharistique des dons présanctifiés.

(1) Les Constitutions apostoliques, vu, ch. 25-26, utilisant ce chapitre, ont eu pour objet de mettre encore en plus haut relief la doctrine eucharistique. Comparez éga- lement l'oraison finale de la liturgie des Présanctifiés dans le rite grec.

(2) Quis dives salvetur, 29* Outoî XfitTTÔ; 0 tov oîvov aï|j.a t?,: àu.7:c'/.o-J rr,; Axv:o.

(3) Hom. in Jud., vi, 2.

44 HCHOS D ORIENT

Quant au mode de distribution des saintes espèces, il peut avoir été établi dans un ordre inverse au cours de cette cérémonie parti- culière, en vertu de certaines considérations symboliques fondées peut-être sur ce passage de la première épître aux Corinthiens : La coupe de bénédiction que nous bénissons n'est-elle pas la communion au sang du Christ? Le pain que nous rompons j n'est -il pas la communion au corps du Christ ? Puisqu'il y a un seul pain, nous qui sommes plu- sieurs j nous faisons un seul corps, car nous participons tous au même pain . (/ Cor. X, 16-17.)

En toute hypothèse, les prières eucharistiques de la Didachc ne donnent pas une description complète du rite suivi dans la célébration de la Cène, cependant qu'elles ont trait d'une manière évidente à la communion des fidèles au sang vivifiant et au corps sacré de Notre- Seigneur Jésus-Christ.

Cette importante question comporte un dernier corollaire : la pro- cession ou théorie mystique du transfert solennel des dons sacrés du reposoir ou de la table de la prothèse au maître-autel pratiquée au cours de la Messe des Présanctifiés a été introduite dans la liturgie commune du rite byzantin sous la dénomination de Grande Entrée, MîYâÀr, sl'70^0;,^ très vraisemblablement à Antioche, en même temps que le Credo qui lui fait suite, par Pierre le Foulon, en 471, et cela, par manière de pro- testation contre les hérésies de Macédonius et d'Arius. La prière de la Grande Entrée, O twv h.ho-r,xCy/, en fait foi en vertu de ces passages: O -MovOYîv/.s ^-O'J u'.o; xal Bso; y, ijlwv. 'AuTto tw Xo'.tto) to) aAr/irvo) (')tCi r,[jLwv. Qiiand les orthodoxes de Byzance mtroduisirent cette céré- monie dans leur liturgie commune sous Justin II (565-Î78), ils en firent, à leur tour, un manifeste contre l'hérésie des monophysites : témoin ce passage de la prière 'OùSsl; a^'.o;; 'Atostîto; xal àvay^ouÔTo; vsyovxç

Saint Justin martyr et saint Hippolyte de Rome témoignent que le rite de l'oblation s'accomplissait, à l'origine, avec la plus extrême simpli- cité : Quand les prières sont terminées, nous nous donnons le baiser depaix. Ensuite on apporte à celui qui préside l'assemblée des frères du pain et une coupe d'eau et de vin trempé, etc. (i). Ensuite nous nous levons tous et nous prions ensemble à haute voix. Puis, comme iwus l'avons déjà dit, lorsque la prière est terminée, on apporte le pain avec du vin et de Veau. Celui qui préside fait monter au ciel les prières et les eucharisties, autant qu'il peut, et

l) / Apol. LXV, 2, 3.

ORIGINE DE LA MESSE DES PRESANCTIFIES

tout le peuple répond par Vacclamaiion : « Amen! » ( i ). Le diacre apporte les oblations et celui qui vient d 'être sacré évéque impose avec les prêtres la main sur les oblats en disant : Le Seigneur soit avec vous, etc. (2).

Un texte remarquable et trop longtemps méconnu de saint Eutychius, patriarche de Constantinople, prouve qu'il en était de même à Alexandrie au temps de saint Athanase, et qu'en outre, au vf siècle, l'Église de Byzance ne pratiquait point encore la procession de l'oblation au cours de la liturgie commune : C'est pourquoi ceux-là agissent d'une manière insensée qui transfèrent sur le saint autel, dans la pompe d'une procession, le pain de l'oblation et le calice récemment p-êparé. Ils font chanter par le peuple une certaine hymne psalmodique qu'ils croient appropriée à cette cérémonie. C'est, disent-ils, la translation du roi de gloire; car c'est ainsi littéralement qu'ils appellent les oblats transférés, bien qu'ils n'aient pas encore été consacré s par l'invocation pontificale et la sanctification solenfielle. A moins que leur hymnologie ait un autre sens! Or, le grand Athanase, dans son discours aux nouveaux baptisés, dit : « Tu verras les lévites porter les pains et le calice du vin et les déposer sur l'autel. Et tant que les prières et les invocations ne sont pas terminées, il n'y a pas autre cJjose que le pain et le calice, mais dès que les grandes et merveilleuses oraisons sont achevées, alors le pain devient le corps et le calice contient le sang de Notre- Seigneur fèsus-Christ ». (3)

L'hymne psalmodique appropriée à la cérémonie si hautement réprouvée par saint Eutychius est le verset 9 du psaume xxiii, mentionné dans le rôle des liturgies dominicales du temps de Pâques, dans le Codex Sinaïticus l (liturgicus), que j'ai récemment découvert dans la Biblio- thèque Nationale de Pétrograd : Portes, éleve^ vos linteaux; élevei-vous aussi, portes éternelles, et le Roi de gloire entrera (4).

Le sens de cette hymne et autres semblables qui l'ont remplacée par la suite dans les diverses liturgies orientales, les honneurs rendus par prolepse au pain et au vin qui ne sont pas encore consacrés, indiquent manifestement que les rites de la Grande Entrée ont été empruntés à la Messe des Présanctifiés, au cours de laquelle le corps du Seigneur, conservé aujourd'hui sous la seule espèce du pain, est réellement trans- porté sur la patène et déposé sur le maître-autel.

\\] I ApoL Lxvii, 5. .

(2) S. HippoLYTE, Canons arabes, § 19. Cf. M";,Dlchesne, Origines, p. 5o6.

(3) S. Eutychii. Servi, de Paschate et SS. Eucharistia, 8. Cf. Migne, P. G., LXXXVI, coL 2400-2402.

(4) C. J.B. Thibaut, Monuments de ta notation ekphonétique et hagiopolite de l'Eglise grecque. Documents, i et suiv.

^6 KCHos d'orient

Détail digne de remarque : les églises gallicanesadoptèrent la cérémonie de la Grande Entrée, bien avant l'Hglise de Byzance. Saint Germain de Paris (t 776) nous en a laissé une description assez précise dans son traité de la liturgie gallicane, sous les dénominations de Somis et de Laudes (i). Un examen approfondi de ce précieux document m'a très heureusement conduit à la découverte suivante :

La procession solennelle de VoMation, cérémonie la plus imposante des liturgies gallicanes et byzantines, accomplie présentement dans les différentes liturgies du rite grec, au chant de l'Ol -h \spo'jS'l|j.du i:'/;-/',Tàr(.) Tcàcra 77.%; ou du A-jv/y-s'.; suivis de V Alléluia trois Fois répété, repré- sente la pompe souveraine du grand drame de la seconde parousie du Rédempteur (2). Le chapitre xix de l'Apocalypse, qui dépeint la vision prophétique de la victoire définitive de Jésus sur l'Antéchrist, a visi- blement fourni le thème sublime de cette marche triomphale, et, de plus, la description du vêtement royal du juste Juge aura déterminé, au début du vi« siècle seulenT^nt, la création, l'usage et la signification mystique des insignes pontificaux : le diadème, la crosse, Vêpigonation et l'étole.

Ceci posé, on jugera du bien-fondé de cette déclaration, en examinant ci-dessous les points de comparaison, et ils sont nombreux, qui s'éta- blissent entre la procession de la Grande Entrée suivant les rites grecs et gallican, et le chapitre xix de l'Apocalypse.

APOCALYPSE, CH. XIX GRANDE ENTREE.

V. I. Après cela, j'entendis dans le Rite gallican et codex Petropoli-

ciel comme une voix forte d'une foule tanus XLIV {Sinaïticiis) . Chant du

nombreuse qui disait: Alléluia.' Le verset psalmique des Laurfe^ avec triple

salut, la gloire et la puissance sont à alléluia.

notre Dieu. Rite grec moderne. ChSinideVhymnc

V. 3. Et ils dirent une seconde fois chérubique terminé par trois alléluia.

Alléluia/... El sa fumée monte aux Le célébrant et le diacre récitent cette

siècles des siècles. hymne en particulier, après Vencense-

V. 4. Et les vingt-quatre vieillards et ment de l'autel et du prêtre par le diacre,

lesqualre êtres vivants sejy?-as/ernère»^ A la Messe des Présanciifiés, \e

et adorèrent D'ien assis sm \c ifàne en prêtre encense lui-même l'autel en

disant : Amen! Alléluia! récitant le psaume l. Suit la proces-

(1) L'Expositio Liturgiœ gallicanœ de saint Germain de Paris vient de faire l'objet d'une étude remarquable de M'' Batiffbl : Etudes de Liturgie et d'Archéologie chré- tienne, p. 245-290. Paris, 1919.

2) Cf. J.-B. Thibaut, op. cit., p. 22-23. Monuments grecs. L'acclamation hébraïque de l'Alleluia exprimée à plusieurs reprises dans le chapitre xix de l'Apocalypse ne se rencontre nulle part ailleurs dans tout le Nouveau Testament. Aussi bien est-ce cette simple constatation qui nous a conduit à la découverte des analogies que nous croyons devoir exposer ici.

ORIGINE DE LA MESSE DES PRESANCTIFIES

47

V. 5. Et une voix sortit du trône disant : Louez notre Dieu, vous tous ses serviteurs, vous qui le craignez, petits et grands.

V. 6, Et j'entendis comme une voix d'une foule nombreuse, comme un bruit de grandes eaux, et comme un bruit de forts tonnerres disant Alléluia ! Car le Seigneur notre Dieu est rentré dans son règne.

V. 7. Réjouissons-nous et soyons dans l'allégresse, et donnons-lui gloire ; car les noces de l'Agneau sont venues, et son épouse s'est préparée.

V. 8. Et il lui a été donné de se re- vêtir d'un fin lin, éclatant, pur. Car le fin lin, ce sont les œuvres justes des saints.

V. 9. Et l'ange me dit : Ecris : Heu- reux ceux qui sont appelés au festin de noces de l'Agneau! Et il me dit : Ces paroles sont les véritables paroles de Dieu.

V. 10. Et je tombais à ses pieds pour l'adorer; mais il me dit : Garde-toi de le faire! Je suis ton compagnon de service, et celui de tes frères qui ont le témoignage de Jésus. Adore Dieu. Car le témoignage de Jésus est l'esprit de prophétie.

V. II. Puis je vis le ciel ouvert, et voici, parut un cheval blanc. Celui qui le montait s'appelle Fidèle et Véritable, et il juge et combat avec justice.

V. 12. Ses yeux étaient comme une flamme de feu; sur sa tête étaient plu- sieurs diadèmes; il avait un nom écrit que personne ne connaît, si ce n'est lui-même.

V. i3. Et il était revêtu d'un vête- ment teint de sang. Son nom est le Verbe de Dieu.

sion de l'oblation, pendant laquelle tous les fidèles s'inclinent profondé- ment ou se prosternent jusqu'à terre adorant la sainte Réserve à la Messe des Présanctijiés ; rendant par pro- lepse dans la Liturgie commune aux dons sacrés, antitypes du corps et du sang du Rédempteur, les mêmes hon- neurs qu'après la consécration.

Les ministres sacrés, revêtus de blanches aubes de fin lin et de riches ornements, s'avancent avec pompe par le milieu du chœur vers l'autel. Au moment de rentrer dans le sanctuaire, le célébrant se place sur la soléa (i) dans l'encadrement de la porte royale, pour recevoir les oblats et prononcer l'ekphonèse: «Que le Seigneur se sou- vienne de nous tous en son royaume...-» Le chœur répond : Amen.

Le chœur reprend alors le chant interrompu de l'hymne chérubique. Codex xLiv : Ao;a et reprise antipho- nique de l'alléluia et du verset psal- mique, aux Messes du dimanche; aux Messes fériales : Théotokion (2).

Le diacro vient s'incliner devant le prêtre en le suppliant par deux fois : « Priez pour moi, seigneur. » « Sou- venez-vous de moi, seigneur saint. » Sur une invocation de ce dernier, il se retourne vers l'autel et adore Dieu.

Description de la personne adorable dusoui'erain Juge, représenté au cours de l'action liturgique par l'évêque re- vêtu des ornemenis et insignes pon- tificaux.

Emploi symbolique du dikirion et du trihirion (3). Port de la couronne royale ornée de pierreries et surmontée d'une croix.

L'aube ou stichirarion, qui était autrefois ornée de bandes rouges dites : Jhimina, fleuves.

(i) Avant-marche qui donne accès au sanctuaire et à l'autel.

(2) Tropaire en l'honneur de la Sainte Vierge.

(3) Le dikirion et le trikirion sont des chandeliers à deux et trois branches symbo- lisant : le premier, les deux natures en Jésus-Christ, le second la Très Sainte Trinité. L'évêque seul a le droit de les employer pour bénir le peuple, en croisant alternati- vement les bras et en se tournant vers les quatre points cardinaux.

48

ECHOS D ORIENT

V. 14. Les armées qui sont dans le ciel le suivaient sur des chevaux blancs, revêtues d'un fin lin blanc, pur.

V. i5. De sa bouche sortait une épée aiguë pour frapper les nations; il les paîtra avec une verge de fer ; et il foulera la cuve de vin de l'ardente colère du Dieu tout-puissant.

V, 16. Il avait sur son vêtement et sur sa cuisse un nom écrit : Roi des rois et Seigneur des seigneurs.

V. 17. Et je vis un ange qui se tenait dans le soleil. Et il cria d'une voix forte, disant à tous les oiseaux qui volaient par le milieu du ciel : Venez, rassemblez- vous pour le grand festin de Dieu.

Les acolytes et ministres sacrés qui prennent part au cortège de l'oblation doiventêtre revêtus de robes de lin d'une blancheur immaculée.

Usage du bdton pastoral ou rabdos, en métal précieux, terminé au sommet en forme de Tau, symbolisant par le signe du salut et de la vengeance divine au grand jour de la colère du Dieu tout-puissant!

La chasuble : phélonion ou saccon, le pallium ou épitrakilion et Vépigo- nation, insigne de forme rhomboïdale, orné d'une croix que l'évêque elle Pape seul chez les latins portent le long de la jambe droite à la hauteur du genou.

Le célébrant, qui se tient debout devant l'autel, entonne le chant eu- charistique de la Pré/ace ou Anaphore, convoquant les fidèles à la grande Cène de Dieu, viatique de la vie spiri- tuelle et principe de vertu en vue de la lutte et du triomphe sur les domina- tions et les puissances de l'armée du mal.

CONCLUSION

La synthèse des données que nous venons de recueillir nous révèle l'économie splendide de l'antique mystagogie pascale instituée par l'Église.

Ainsi qu'il a été démontré au cours de cette étude, les fidèles des premiers siècles avaient coutume d'accomplir leur communion de précepte le Jeudi-Saint à la Cène du Seigneur. On réservait, ce jour-là, une part des dons sacrés, et le Vendredi-Saint, après le jeûne propi- tiatoire, à l'heure solennelle entre toutes de notre rédemption, le peuple chrétien, adorant le bois de la Croix, communiait de nouveau au pain et au vin présanctifiés, afin d'attester la mort du Seigneur Jésus jusqu'à ce qu'il vienne pour rendre à chacun selon ses œuvres!

J.-B. Thibaut,

L'AFFAIRE DE LHÉNOTIQUE ou le premier schisme byzantin au v^ siècle

111. Les conséquences de l'Hénotique : le schisme acacicn.

Le schisme naquit, presque aussitôt, de cette soi-disant formule d'union. L'Hénotique était adressé spécialement aux Églises d'Egypte ; mais, en réalité, son but était beaucoup plus général, il visait à faire la réconciliation des chrétiens sur toute l'étendue de l'empire. Comme il arrive souvent en pareil cas, surtout quand on prétend imposer des concessions à la vérité, « il eut un résultat diamétralement opposé et ne contenta personne. Les monophysites proprement dits demandaient un rejet plus explicite du concile de Chalcédoine et du dyophysisme; les nestoriens et ceux d'Antioche furent scandalisés de l'approbation donnée aux anathèmes de saint Cyrille; enfin, les orthodoxes furent blessés du sans-gêne avec lequel on traitait le concile de Chalcédoine, de ce qu'il y avait de peu précis dans l'exposition dogmatique de Ledit, et surtout de ce que l'empereur s'établissait juge de la foi » (i). C'est probablement à ce dernier grief qu'il faut rapporter cette plainte formulée par le pape saint Gélase quelques années plus tard : « Ils (les Grecs) ont rejeté les dogmes des apôtres et se glorifient des doctrines des laïques. » (2)

L'Hénotique fut d'abord souscrit par Acace et par Pierre Monge. D'après le récit de Liberatus, l'édit fut porté à Alexandrie par l'abbé Ammon et les apocrisiaires de Monge. Ceux-ci étaient en même temps porteurs d'une lettre impériale ordonnant à Pergame, duc d'Egypte, de chasser Jean Talaïa et de rétablir Pierre Monge. L'expulsion de Talaïa eut lieu aussitôt. Le 24 octobre 482 (c'est la date admise par Tillemont) (3), Pierre Monge se rendit dans l'église de Saint-Marc, à Alexandrie, adressa un discours au peuple, donna lecture de l'Hénotique et admit à sa communion les orthodoxes. D'autre part, il anathématisa ouvertement le

(1) H. Leclercq, dans Hékélé-Leclercq, Histoire des conciles. Paris, 1908, t. II, p. 867.

(2) S. GÉLASE, Ep. XLIII, édit. Thicl, p. 478.

/3) Tillemont, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique. Venise, 1732, t. XVI, p. 33i. Cf. Héfélé-Leclercq, op. cit., est fournie pour ces faits la date du 14 nni 482. V

KCHOS D ORIENT

concile de Chalcédoine et la lettre dogmatique de saint Léon; il raya des diptyques les noms des catholiques Protérios et Timothée Salophakiolos, pour y inscrire ceux des hérétiques Dioscore et Timothée Elure.

L'Hénotique fut souscrit aussi par Pierre le Foulon, qui retourna à Antioche en remplacement du patriarche orthodoxe, Calandion, déposé pour des raisons politiques; par Martyrius de Jérusalem et par un certain nombre d'autres évêques, dont plusieurs ne signèrent que par faiblesse et par crainte de l'empereur.

En dépit de ces adhésions, « il arriva ce qui était inévitable : la division ne fit qu'augmenter. Les monophysites rigoureux devaient, comme les vrais catholiques, rejeter l'Hénotique; et quant aUx esprits plus souples, dans l'un et l'autre parti, cette formule ne suffisait pas pour les unir en une croyance commune» (i). Malgré l'union apparente- proclamée à Alexandrie par Pierre Monge, un bon nombre de mono- physites intransigeants « ne lui pardonnèrent pas sa modération relative vis-à-vis du concile de Chalcédoine » (2), se séparèrent de lui et reçurent le nom d'Acéphales (= sans chef) : ils reconnaissaient Timothée Elure comme le dernier patriarche légitime d'Alexandrie (3).

Beaucoup d'évêques et de prêtres catholiques égyptiens se rendirent à Constantinople, espérant y trouver quelque appui. Ils avertirent Acace des désordres d'Alexandrie (4). « Mais ils n'y reçurent de lui, dit Tillemont, que des rebuts et de mauvais traitements, et trouvèrent qu'il soutenait Mongus en toutes choses; de sorte qu'ils souffrirent à Constantinople une persécution très cruelle. » (5) Un document nous- apprend, en effet, qu'il y eut beaucoup de « protériens » (c'était le nom donné aux catholiques en Egypte, du nom du patriarche saint Protérios) qui combattirent pour la vérité jusqu'à la mort : ttoaaoI ûè aal p^é'/pi- ôavàxo'j yuàp r/^ç aAr/Js'laç 8',T,Y(ovia'avT0 (6).

Ces champions de la vérité devaient nécessairement trouver auprès du Pape l'appui et l'encouragement qu'ils n'avaient pai trouvés à Con- stantinople. Acace, au contraire, ne pouvait obtenir de Rome que désapprobation et condamnation; en conséquence, s'il persistait, if.

(1) Hergenrœthe», Histoire de l'Eglise, trad. Bélet. Paris, 1880, t. II, p. 261.

(2) TiXERONT, Histoire des dogmes, t. III, p. 108. Paris, 1912.

(3) EuSTATHE, Epist. ad Timotheiim Sc/iolasticurn, dans Mai, Nova collectio, t. VU,, p. 277.

(4) LiBERATus, Breviarium..., c. xviii.

(5) Tillemont, op. cit., p. 33i.

(6) Etlogœ hist. eccl., dans Cramer, Anecdota grceca e codd. maniiscriptis BibliO' thecœ regice Parisiensis. Oxford, 1839, t. II, p. 106.

fv

L AFFAIRE DE L HENOTIQUE ^ I

devait provoquer le schisme. C'est ce qui arriva. On peut, avec Dufourcq, résumer ainsi les faits qui aboutirent à ce triste résultat :

Acace prévoit que i'HénoUque ne contentera tout à fait personne. Il escompte la situation d'arbitre que lui feront les partis extrêmes. L'affaire de Jean Taiaïa précipite la crise. Depuis Chalcédoine, Rome et Constantinople ont marché de concert; le nom de Marcien est béni par les Papes, il entre dans légende; quant à Basiliskos, qu'est-ce autre chose qu'un vil usurpateur? Acace n'a-t-il pas donné des gages en déposant Pierre le Foulon? Simplicius pourtant n'est pas sans inquiétudes : il a refusé de condamner Jean Taiaïa et d'accepter Pierre Monge. Taiaïa arrive à Rome [488]; il précise les soupçons du Pape, et lorsque ;elui-ci meurt [mars 488], il guide son successeur Félix III. Une ambassade omaine, conduite par les évéques Vitalis et Misenus, s'achemine à Constanti- lople: elle doit fortifier l'attachement de l'empereur pour Chalcédoine et régler !a question d'Alexandrie. Mais les légats pontificaux, en butte tour à tour aux menaces et aux promesses, trahissent indignement leur maître. Félix, prévenu, les dépose; il excommunie Acace et Pierre Monge, 28 juillet 484, il somme Zenon de choisir entre Pierre Monge et Rome (i).

Du récit de Liberatus (2) il ressort que Jean Taiaïa avait fait appel au Pape par lettre, dès avant son arrivée à Rome. Simplicius écrivit aussitôt à Acace. Celui-ci répondit qu'il ignorait Jean Taiaïa comrne évêque: dAlexandrie, et qu'il avait reçu Pierre Monge dans sa communion en vertu de l'Hénotique de Zenon, pour obéir aux ordres de l'empereur concernant l'union des Eglises (3).

Déjà plusieurs moines orthodoxes, principalement les Acémètes de Constantinople, et plusieurs évêques expulsés de leurs sièges s'étaient adressés au Pape (4). Parmi ces évêques, nous ne connaissons, écrit Tillemont, « que ceux dont Théophane nous a conservé la mémoire, qui sont Nestor de Tarse, Cyr d'Hiéraple, Jean de Cyr, Romain de Chalcédoine ou peut-être de Chalcide, comme l'a mis M. Valois, car tous les autres sontdu patriarcat d'Antioche ;EusèbedeSamosate,Juliende Mopsueste, Paul de Constantine, Mane d'Himère, André de Théodosiople : Zenon les fit chasser de leurs églises, sous prétexte qu'ils avaient favorisé les tyrans Léonce et Illus, mais en effet à cause de son Hénotique, dit Théophane » (5). Ces prélats, affirme explicitement Théophane, s'adres- sèrent au pape Félix après, la mort de Simplicius, et lui déclarèrent que

(i) A. DvFOvncQ, Histoire de l'Eglise du m" au xi" siècle : le Christianisttie et l'Empire, 4* édition. Paris, 1910, p. 276. (3) Liberatus, Breviariiim,.., c. xviii, P. L., t. LXVIII, col. 1026 c. d.

(3) Liberatus, loc. cit. Cf. Tillemont, Mémoires hist. eccl., t. XVI, art. 28, p. 335-31^6, et notes, xx-xxii, p, 763.

(4) Mansi, Concil:, t. VU, col. 11 37.

(5) Tillemont, op. cit., art. 45, p. 368-369.

HCHOS D ORIENT

le vrai responsable de tout le mal était Acace : o\ Zs rr.; [iaTt-As-la; y.y}. rfj; s<jjaç loîrîôrjTav 4>r,/.uoç, aeTa Oâvaxov ïiurA'.x'lou Rwar,;; £r'.7xÔ7roy, Tr.tJLaivovTîs 'Axàx'.ov slvai a'^Tiov Twv xaxtov(i).

C'est alors que Félix III envoya à Constantinople en qualité de légats les évêques Vital de Tronto dans le Picenum et Misenus de Cume en Campanie. Ils étaient porteurs de lettres pour Acace et pour Zenon. Leur mission était d'obtenir de l'empereur que Pierre Monge.fût chassé d'Alexandrie, et d'inviter Acace à se justifier, dans un concile romain, des plaintes formulées contre lui par Jean Talaia (2),

Rien de plus touchant que les exhortations adressées par le Pape au patriarche et à l'empereur. A Acace, Félix III rappelait ses anciennes luttes contre l'hérésie, du temps de Basilisque; puis, lui appliquant la parole du Sauveur : « Qui n'est pas avec moi est contre moi », il lui déclarait sans ambages que maintenir son attitude présente, c'était se séparer de !a catholicité.

Ubi estffrater Acaci, labor tuus quo tyrannidis hœreticœ tempore desndasli r Respice Apostoli verba (Galat. v) : Currebatis bene, quis vos confascinavit ?... Ausculta vocem Domini prœynonentis : Qui mecum non est, contra me est... Et diligenter attende nihil aliud esse non procurare quœ Christi sUnt, nisi se palatn profiteri ejus inimiciim. Unde, si contra synodi instituta Chalcedonensis tendere hostilia corda perspicis, quiescis : mihi crede, nescio quemadmodum te Ecclbsiœ totius asseris esse participem... Unde ilerum atque iferum protes- tamur, ne in abruptum totius Ecclesiœ statuta per audaciani contra synodum catholicam insurgere molientium sinantur abduci... Quapropter instanlius (qui te sincero diligimus caritatis intuitu) crebro repetitis hortationibus inci- iamus, ut ipse vicissim ea post hœc devites, quœ te ab omni domo Christi ostendant esse disjunctum; nec magis illa secteris, quœ ab eadem te faciant esse divisum (3).

C'était dénoncer, avec la plus paternelle franchise, la déloyauté de la conduite d'Acace et le crime d'une formule soi-disant « hénotique », mais qui, au contraire, faisait dans l'Église la division.

Au basileus, le Pape exprimait, en termes légèrement différents, des sentiments identiques. Pourquoi, lui disait-il en parlant de Pierre Monge, pourquoi laisser maintenant sévir contre le troupeau du Christ une bête que vous aviez d'abord cru devoir éloigner?

Quo igitur animo bestiam, quant a gregibus Christi duxistis abigendam, in eorum denuo patimini sœvire perniciem ?{4)

(1) Théophane, Chronographia, an. 478, édition de Bonn, p. 204; édition M igné. P. G., t. CVill, col. 23i B.

(2) Epistolœ et acta Felicis papœ III, dans Mansi, Concil., t. VII, col. 1028, io32, 1 lo'^.

(3) Mansi, Concil., t. VU, col. io3o-io3i.

(4) Ibid., col. io35.

L AFFAIRE DE L HENOTIQUE

Puis, faisant allusion au dessein d'union poursuivi par l'empereur dans la promulgation de l'Hénotlque, il lui montrait combien c'était contredire ce dessein que de s'allier avec l'hérétique.

bolet certe pietas tua, qi{oct per diuturnos partis alternœ gnwesqiie conflictu^ multi ex hoc sœciilo videantur ablati aut baptismatis aut communionis expertes. . Sub hoc prœsule ne sint bapti^ati et efficiantur hœretici et sine commiinione transeant, ne in perditorum pravitate deficiant : ut quemad- modtim scriptum est {Matth., xv), cœctis ccvco ducatiim prœbens, cum eodeni mergatur in foveam (i).

La conclusion était évidente de clarté : une mesure s'imposait, expulser les prélats hérétiques, et ne pas laisser le schisme se propager plus avant»

Quapropter niinc sancta Dei Ecclesia maternis te vocibus, utpole excellentem ejiis filiiim, alloqui non cessât :0a Christo amate imperator, mea: venerabi' litatis vinculum in qiio multitudines fideliiim circumstringiintur, dissolvi non permittas... Pelriim arianœ siiperstitionis sequacem ab Antiochena Ecclesia ex pelle... (2).

Malheureusement, ces paternelles exhortations devaient être sans résultat.

Le Pape manda plus tard à ses légats d'avoir à s'entendre avec Cyrille, archimandrite des Acémètes.

Arrivés à la cour byzantine, les légats se laissèrent gagner par la ruse et 4a violence, acceptèrent la communion d'Acace et de Pierre Monge, signèrent un jugement favorable à ce dernier, en un mot. trahirent leur mandat (3).

Les lettres confiées par Zenon aux deux légats lors de leur départ renfermaient les éloges les plus excessifs à l'adresse de Pierre Monge, dont la condamnation antérieure était effrontément mise en ques- tion. Un fragment des lettres impériales a été conservé par Evagre, Hist. eccL, 1. 111, c. xx (4). Zenon renouvelle ses plaintes contre « le parjure » Talaïa; personne, affirme-t-il, ne songe à toucher au concile de Chalcédoine, lequel s'accorde entièrement avec celui de Nicée; quant à lui, empereur, il a traité les affaires ecclésiastiques avec la plus grande modération, et il s'est pleinement conformé aux instructions du patriarche Acace (5).

Il) Mansi, Ibid., col. io3'').

(2) Ibid., col. io5i-io54.

(3) Voir les détails circonstanciés de cette trahison dans Tillemont, op. cit., art. ?4, p. 348-350. Cf. Théophase, Chronographia, an. 482, P. G., t. CVIII, co!. 325 n.

(4) P. G., t. LXXXVI*, col. 2637 Bc.

(5) Hergenrœther, Photius, t. I, p. i23.

34 ECHOS D ORIKNT

Le contenu de la lettre d'Acace nous est connu par les lettres subsé- quentes de Félix 111 (i), par le synode romain de 484* (2), par la corres- pondance du pape saint Gélase (3), par Liberatus (4), par leBreviculus hisioriœ Etitycbianonim ou Gestade nomine Acacn{^). Le prélat byzantin soutient la légitimité de Pierre Monge, accuse de nouveau Talaïa, sans réfuter aucunement les accusations contre sa propre personne; et il prétexte, pour se couvrir, la volonté de l'empereur que, d'autre part, il se glorifiait d'avoir complètement en son pouvoir. Hergenrœther note très justement que le patriarche de Constantinople se posait, de fait, en chef ecclésiastique de tout l'empire oriental, et ne paraissait pas se soucier désormais du siège de Rome (6). 11 perdit ainsi le dernier reste de confiance de la part des catholiques, surtout des moines acémètes, qui se séparèrent de sa communion. L'infidélité des légats romains souleva dans ce milieu orthodoxe la plus éclatante indignation (7). L'acémète Siméon fut envoyé à Rome pour rapporter au Pape ce qui s'était passé et pour démasquer les légats infidèles (8).

Félix III réunit à Rome un concile de soixante-sept évêques ^juillet 484), reprit lui-même toute l'affaire, cassa la sentence des légats, les destitua de leur dignité, et les priva même de la communion eucha- ristique. 11 renouvela la condamnation déjà portée contre Pierre Monge, et prononça contre Acace, qui dans l'intervalle avait été une fois encore inutilement averti et exhorté, l'excommunication et la dépositio<i. Voici, telle qu'elle nous a été conservée, la formule de cette sentence :

Acacium, qui secundo a nobis admonitus statutorum salubrium non destitit esse contempler, meqxie in meis credidit càrcerandum, hune Deus cœlitus prolata sententia de sacerdotiofecit extorrem. Ergo, si quis episcopus, clericus, monachus, laicus post hanc denunciaiionem eidem communicaverit, anathema sit, Spiritu Sancto cxsequente (9).

Parmi les nombreux crimes d'Acace, ceux-ci étaient spécialement relevés : contre les canons de Nicée, il s'est arrogé des droits

(i) Ep. VI, IX, X, Tractatus super causa Acacii, dans Mansi, Concit., t. VII, col. 1 053-1089.

(2) Mansi, Ibid., col. uoS-nog.

(3) Ep. XIII ad episcopos Dard; ep. XV ad episc. Orient., dans Mansi, t. Vllf, col. 49-63.

(4) Liberatus. Breviarium..., c. xviii.

(5) Majjsi, t. VII, col. io6o-io65.

(6) Hergenrœther, Photius, t. I, p. i23.

(7) Voir le récit de Théophane le Chronographe, an. 480, édition de Bonn, p. 2o3 ; édition Migne, P^G., t. CVIII, col. 324 a.

(8) EvAGRE, Hist. eccl., 1. III, c. xxi, P. G., t. LXXXVI*. col. 2640.

(9) Mansi, Concil., t. VII, col. io65.

L AFFAIRE DE L HENOTIQUE 5 S

étrangers à sa juridiction; 2^ non seulement il a reçu dans sa com- munion les hérétiques, mais encore il leur a fait donner des évêchés, comme notamment à Jean d'Apamée, l'archevêché deTyr; y il a sou- tenu Pierre Monge dans l'occupation du siège d'Alexandrie, il persiste à le soutenir et à rester en communion avec lui; il a entraîné les légats romains à transgresser leurs instructions, il les a trompés et fait mettre en prison; y loin de se justifier des plaintes de Talaia contre lui, il s'est montré obstinément rebelle aux avertissements du Siège apostolique, et il a donné à toute l'Église orientale le plus grand scandale.

C'est à Acace en personne qu'était adressé ce vigoureux réquisitoire. Les premiers mots de la lettre du Pape en étaient comme un résumé ex abrupto; ce début donnera une idée du style de toute la pièce.

Multanim transgressionum repereris obnoxius : et in venerabilis concilii Nicœni contumelia sœpe versalus, alienariim tibi provinciarum jura temd)-arie vindicasti ; hœreticos pervasores atque ab hœreticis ordinatos, quos ipse damna- v€ras,atque ab apostolica instituisti sede damnari, non modo communioni tuct recipiendos putasti, verum etiam aliis exclusis, quod nec de catholicis fieri poterat, prœsidere fecisti, atque etiam honoribus, quos non merebantur, auxisti... Et quasi hœc minora tibi viderentur, in ipsam doctrinœ apostolicœ veritatem aiisu superbiœ tuœ tetendisti : ut Petrus, quem damnatum a sanctœ memoriœ decessore meo ipse retuleras, sricut testantur annexa, beati evange- listœ Marci sedem te connivente rursus invaderet, et fugatis orthodoxis episcopis et clericis, sui procul dubio similes ordinaret ; pulsoque eo qui illic fuerat regulariter constitutus, captivant teneret Ecclesiam (i).

L'exemplaire de la sentence contre Acace, destiné à être envoyé à Constantinople, fut souscrit par le Pape seul. C'était, d'une part» comme le remarque Hergenrœther (2), se conformer à un usage ancien, et, d'autre part, faciliter la transmission secrète et plus sûre à la capi- tale byzantine. Si, en effet, la sentence eût été souscrite aussi par les évêques du synode, il eût fallu, selon la coutume alors régnante, que deux évêques au moins allassent la porter à Constantinople : ce qui, après le triste exemple de la précédente légation, paraissait très dan- gereux. Souscrite par le P^pe seul, elle put être confiée à un simple clerc, nommé Tutus, honoré de la dignité de defensor de l'Église romaine. Cette forme moins solennelle mettait davantage à -l'abri des embûches ou des violences impériales. « Zenon faisait garder tous les chemins par mer et par terre, pour empêcher qu'on apportât rien de

(i) Mansi, Concil., t. VII, col. io53-io55. (Lettre datée du 28 juillet 484.) (2) Hergenrœther, Photius, t. I, p. 124.

:s6 HCHOS d'orient

Rome contre Acace. Ainsi, il n'y avait pas moyen d'envoyer la sentence rendue contre lui par une voie publique et solennelle, et par des évêques; mais il fallait l'envoyer secrètement, de peur qu'elle ne fût prise et ne demeurât sans effet. » (i)

Dans une lettre adressée à l'empereur le 4 août 484, Félix 111 se plaint des indignes procédés qu'on a employés envers ses légats ; il déclare avec fermeté que l'hérétique Pierre Monge ne saurait avoir aucun espoir d'être reconnu par Rome; qu'il lui reste, à lui, empereur, le choix entre la communion de Pierre l'apôtre et celle de Pierre l'hérétique.

... Unde quoniam adhortationem nieam duxistis onerosam, in vestro relinquo deliberationis arbitrio, iitriim beati Apostoli Pétri a'n Alexandrini Pétri ciiiquam sit eligenia communio .

Le Pape rappelle enfin le basileus.aux limites de son pouvoir et lui annonce la sentence portée contre Acace (2).

En même temps, dans une lettre au clergé et au peuple de Constan- tinople, Félix III cherchait à réparer le scandale donné par ses légats, à démontrer la justice du jugement porté, et à en assurer l'exécution. Voici la conclusion de cette lettre, l'on admirera l'apostolique fermeté des directions pontificales :

Quamvis aiitem \eliim vestrœ fidei nopcrimus, monemus iamen, ut omnes qui catholicœ fidei volunt esse participes, ab illius se communione abstineant, ne, quod absit, simili subjaceant ultioni. (3)

L'année suivante, en octobre 48s, à la nouvelle de la déposition de Calandion à Antioche et du rétablissement de l'intrus Pierre le Foulon, Félix III tint encore, avec 43 évêques, un synode qui renouvela l'ana- thème à la fois contre Pierre le Foulon, contre Pierre Monge et contre Acace. Ce dernier est spécialement visé par les foudres conciliaires : on le déclare principal responsable du mal accompli par l'hérésie et le schisme, perturbateur de l'Église d'Orient tout entière, retranché du corps ecclésiastique comme un membre gangrené.

... Igitur omnia quœ nobis in timoré Dei cojnpetunt cogitantes et prœvi- dentés, ne totiens extinctœ Eutychiance pestis hœreseos,cujus Acacius defensor est et patronus, serpens ut cancer, Christi inembra disperderet, eum jam nunc e corpore ccclesiastico, ut partem putridam, anathematisamus, sententia memorata abscissum... Post illam sententiam, quœ in Acacium perturbâtorem

(i) TiLLEMONT, Mémoires hist. eccl., art. 42, p. 36i.

(2) Ep. IX « Quoniam pietas tua », dans Mansi, Concil., t. VII, col. io65-io66.

^3) Ep. X « Probatam », dans Mansc, t. VII, co'. 1067.

l'affaire de L HÉNOTIQUE =^7

totiiis Orientis Ecclesice dicta est, his qiioque niinc congregatis addicimus litteris, memoratam siibdendo sententiam (1).

Un grand chagrin était encore réservé à Félix 111 : l'infidélité du defemor Tutus, qui se laissa séduire à prix d'argent, après avoir toute- fois accompli la plus grande partie de sa mission et remis en mains sures la sentence portée contre Acace. H. Valois, dans sa dissertation sur les deux synodes romains de 484 et 485, explique ainsi en quoi consista la défection de Tutus.

His omnibus Jïdeliter peractis, sicttt in mandatis acceperat, dolis Acacii circumventiis est. Missiis enim ad eiuji senex quidam Maronas nomine, magnam l'im pecuniœ ei pollicitus est, si Acacio consentire vellet, eique omnia quce Rotna.^ contra ipsum agebantur aperire. Quod quidem Tutus, amore pecuniœ cor- ruptus, scriptis litteris se facturum respondit. Veriim Rujînus et Thalassius archimandritœ, et cœteri monachi Conètantinopoli et per Dithyniam coîisti- tuti, sitnul atque Tutus Roynam reversus est, litteras scripserunt ad Feiicetn papa7n, quibiis eum de proditione Tuti certiorem fecerunt, mifsis etiam Tuti ipsius litteris (2).

Une lettre de Félix 111 aux moines byzantins fait aussi allusion à ces faits :

... Lectœ sunl enim littèrœ ipsius (Tuti) in conveniu fratrum, qualiter pacla interposita persona, Marone condemnato,- ei cui sententiam portarat inhœsissc creditur : quas proprias esse cognoscens, non potuit diffiteri (3).

Tutus fut frappé de déposition perpétuelle.

Le schisme était commencé entre Constantinople et Rome. Acace n'était pas homme à céder. « 11 lutta contre les orthodoxes, tantôt avec ruse et fourberie, comme notamment par l'assertion fallacieuse que le Pape avait reconnu Pierre Monge (4), tantôt aussi par la violence ouverte,^

(1) Mansi, Concil., t. VII, col. 1139-1142. Sur les deux synodes romains de 484-485, et sur la condamnation d'Acace, voir Tillemont, Mém. hist. eccl., t. XVI, art. 36-40, p. '35 1-359; ^^^' 4^» P- 373-374, et note 25, p. 764-766; B.-. M. de Rubeis, De una sen- tentia damnationis in Acacium episcopum Constantinopolitatium post quinquennium silentii lata in synodo Rnmana Felicis papa: III, dissertatio, in-8 Venise, 1729; H. Valois, De duobus synodis rornanis in quibus damnatus est Acacius, appendice à l'édition de Vllistoria ecclesiastica d'Evagre, Paris, 1673, réimprimé dans Migne, P. G., t. LXXXVI-, col. 2895-2906 (cette dissertation de H. Valois est inséparable de celle qui la précède dans le même ouvrage, à savoir: De Petro Antioc/i'eno qui Fullo cognotninatus est, et de synodis adversiis eum collectis, P. G., Ibid., col. 2885-2895, et toutes deux forment les deux livres des Observationes in Historiam ecclesiasticam Ei>agrii): Héfélé-Leclercq, Histoire des conciles, t. II-, p. 868-870.

(2) II. Valois, De duobus synodis romanis in quibus damnatus est Acacius, c. v, P. G., t. LXXXVI^ col. 2902 B.

(3) Mansi, Concil., t. Vil, col. 1068 (Ep. XI « Diabolica' artis », ad presbytères et archimandritas. a. 485).

<4) EvAGRE, Hist. eccl., 1. III, c. xxi, P. G., t. LXXXVI*, col. 2640 n.

ECHOS D ORIENT

qu'eurent spécialement à éprouver de la manière la plus lourde les moines acémètes étroitement unis avec Rome. » (i)

Ce furent ces moines qui, ayant reçu de Tutus la lettre du Pape, se chargèrent de la faire tenir à Acace. Tillemont raconte ainsi la chose:

Tule s'acquiua fort bien de sa commission. Il se sauva de ceux qui gardaient le détroit d'Abyde, et se rendit dans le monastère de Saint-Die. On savait bien qu'Acace, qui se sentait appuyé par Zenon, ne recevrait jamais la lettre du Pape. Mais quelques moines de Saint-Die la lui firent tomber entre les mains un dimanche lorsqu'il était à l'autel (2), ou qu'il y entrait pour célébrer les saints mystères (3), en l'attachant à son pallium. D'autres (4) disent que cela se fit par un ou par plusieurs moines acémètes des monastères de Bassien et de Dre. Ceux qui étaient autour d'Acace, ne pouvant souflFrir la hardiesse de ces moines, en tuèrent plusieurs, en blessèrent d'autres et en mirent quelques-uns en pri- son, comme Nicéphore nous en assure sur l'autorité de Basile de Cilicie, et Théophane dit à peu près la même chose. De sorte que ce n'est pas sans fon- dement que Baronius (an. 483, 5^ 84) a mis ces moines au rang des martyrs (5)-

Les évêques orientaux tremblaient devant la puissance de l'empereur et les intrigues de son patriarche, qui agissait, dit Tillemont, « avec une violence de tyran » (6). Théophane le Chronographe assure que Zenon, poussé par Acace, forçait les prélats à signer l'Hénotique et à communier avec Pierre Monge (7). Victor de Tunes écrit que tous les évêques de l'Orient, hors un fort. petit nombre, renoncèrent au concile de Chalcédoine par l'Hénotique et prirent part aux fautes des deux Pierre (Pierre Monge et Pierre le Foulon) et d'Acace, en entrant dans leur communion (8).

« Le schisme acacien commence, qui consacre et organise l'autonomie byzantine. L'Hénotique devient le mot d'ordre du parti; sous ce pré- texte doctrinal, l'Église byzantine commence de se former; le personnel épiscopal est renouvelé, vaincu, comme Vitalis, par les promesses ou les menaces; la juridiction de Constantinople s'étend, s'affermit, se régularise; durant les trente années que cette situation dure, Constantinople devient la vraie métropole de l'Orient : elle hérite d'Antioche comme elle a hérité d'Alexandrie. L'empereur et le patriarche

(i) Hergenrœther, Photius, t. I, p. i25.

(2) Théophane, an. 480, P. G., t. CVIII, col. 324 b; Nicéphore, 1. XVI, c. xvii, P. G., CXLVII, col. i52 A.

(3) LiBERATus, Breviarium..., c. xviu.

(4) Evagre, Hist. eccL, 1. III, c. xviii, P. G., t. LXXXVM, col. 2636 a.

(5) Tillemont, Mém. hist. eccl., t. XVI, art. 42, p. 36i-362.

(6) Tillemont, op. cit., art. 43, p. 367.

(7) Théophane, Chronographia, an. 480, P. G., t. CVIII, col. 324 a.

(8) Victor de Tunes, an. 485; cf. Théodore le Lecteur et Chronique de Nicéphore,

L AFFAIRE DE L HÉNOTIQ.UE 59

maintiennent l'unité de la foi sur les bases établies par l'édit de 482; ils tentent de tenir la balance égale entre les monophysites tout-puissants dans les vieux pays de Syrie et d'Egypte, et les catholiques très soli- dement organisés dans la capitale et en Grèce. »(i) C'est d'une manière générale tout l'Orient séparé de Rome, à la réserve, écrit Tillemont, « d'un petit nombre de personnes qui demeuraient cachées sous la multitude des autres » (2).

Acace mourut en automne de l'année 489, hors de la communion de l'Église romaine (3). H laissa sort diocèse dans un grand trouble. « Sans doute, écrit Hergenrœther, il n'avait pas été condamné précisément comme hérétique, mais seulement comme fauteur d'hérésie; toutefois, il parut difficile de pouvoir expliquer sa conduite autrement que par une propension couverte au monophysisme, et c'est pourquoi il a mérité le nom d'hérétique qui lui a été attribué non seulement en Occident (Saint Avit de Vienne, Ep. 111 ad Gundebaldum ; Ennodius de Pavie, p. 483), mais aussi maintes fois en Orient (Liberatus; Nicéphore, Chronique; Justinien, Confessio fidei secwida, dans Labbe, CoiiciL, t. V, p. 587; Ephrem le Moine, Chronique, v. 9744, édition A. Mai, p. 230, P. G., t. CXLIll). Son ambition sans limites, pour qui tout moyen, moral ou immoral, observation et violation des canons, sem- blait être tout à fait indifférent (S. Gélase, Ep. XUI), a servi d'exerriple à beaucoup de ses successeurs, et il apparaît comme le, véritable fon- dateur du patriarcat byzantin au point de vue de la juridiction réelle, telle qu'elle a été comprise dans les temps ultérieurs » (4).

Son successeur, Flavita ou Fravitas, désigné aussi parfois sous le nom de Flavien II, sur l'élection duquel, d'après certains auteurs (5), pèse un soupçon de fraude ou d'imposture, chercha à se faire recon- naître par Rome, en même temps qu'il entrait en relations avec Pierre Monge d'Alexandrie. Félix 111 exigea que les noms d' Acace et de Pierre Monge fussent rayés des diptyques.

La condition était claire :

... ut illorum (Pétri et Acacii) nominibus sequesir-atis, per quos scandalum contigisset ecclesiis, sincera deinceps caritas provenireî (6).

(i) A. DuFOURCQ, //w/o/re de l'Eglise..., le Christianisme et l'Empire, 4* édition. Paris, 1910, p. 276.

(2) Tillemont, Mém. hist. eccl., t. XVI, art. 43, p. 363.

(3) CuPER, Se>-ies patriarchartim Constantinopolitanorum, p. 234, dans Acta Sanc- torum, augusti, t. I ; Le Quien, Oriens christianus, t. I, p. 218.

(4) Hergenrœther, Photius, t. I, p. 126,

(5) Nicéphore, Chron., XVI, 18; cf. Ci per, Séries patriarcharum Const., n. 235-237. {6\ Mansi, Concil., t. VII, col. ioqS.

<So ÉCHOS d'orient

Le Pape insistait sur son ardent désir de voir l'union rétablie entre J'ancienne Rome et la nouvelle, mais rappelait avec non moins d'in- sfstance que ce rétablissement de la concorde exigeait qu'on renonçât à faire mémoire des fauteurs de schisme et d'hérésie. 11 écrivait à l'em- pereur en des termes l'émotion la plus paternelle ne le cède en rien à la plus apostolique fermeté et qui, à ce titre, méritent qu'on en cite un extrait :

... Ecce desideramiis, optamus, ainbimus ecclesiam Consiantinopolitanam, sicut semper, habere connexam. Exuantiir, obsecro, ab his qui nostri non sunt, et }ios quoque volumiis esse nobiscum... Hoc enivi, hoc expedit, ut si utraque Roma pro mutiio pignore nuncupatur, Jlat utraque una fides illa Romanorum, qitam per iiniversum mundiim prœdicari beatus Paulus tcstatur xipostolus, sicut apud nostros floruit indiscreta 7nafores : et quœ génère con- cordat ac nomine, non sit religione divisa, per quam etiam discrepantia copu- latur. Putasne, venerabilis imperator, non cuni lacrymis ista profundere, et velut prœsentem ad tiiœ pietatis vestigia? Hœc diutius tacui... Neque, venerande fili, respuas supplicantem, neve tneam velis dissiniulare personam. In me enini qualicumque vicario beatus Petrus apostolus, et hœc in illo, qui Eccle- siam suam discerpi non patitur, ipse.etiam Christus exposcit...

... Concurrant omnia, rogamus omnes, ut quemadmodum docet apostolus, auferatur de medio qui nos conturbat : et ea quam augustœ memoriœ Léo, pater eruditorque vester, jugiter custodiuit, vel vos inagnanimiter servare ■decernitis, Ecclesiarum fida pax, pcra sit unitas : quoniam cuicumque personœ paterna Jides et beati Pétri communio débet prœferri (i).

Prévenant l'objection d'opiniâtreté que les Byzantins ne manqueraient pas d'opposer à ses exigences, le Pape écartait d'avance ce reproche : ^< Nous ne sommes point opiniâtres, écrivait-il à Flavita lui-même, mais «ous défendons les dogmes de nos pères. »

... Non sumus pertinaces, sed dogmata paterna defendimus... Nomen igitur Pétri et Acacii tollatur e medio, nec apocrisariis damnati Pétri inisceamur aut litteris... Quantocius ergo super his tua nos reddat dilectio certiores : ut Deo nostro perficiente quod cœpit, in compage corporis Christi plena valea- mus reconciliatione consentire (2).

Expliquant à un autre évêque les raisons qui motivaient la radiation du nom d'Acace dans les diptyques, Félix III rejetait formellement sur ' le patriarche défunt la responsabilité de tous les troubles survenus. Comme cette radiation demeurera, au cours des trente-cinq années que durera le schisme, la condition sine quà non toujours mise par Rome -au rétablissement de l'union, et par ailleurs le constant épouvantail

(i) Mansi, Concil., t. VU, col. 1099. (2) Mansi, t. VII, col. 1101-1102.

l'affaire de l'hénotiquk 6i

des Byzantins, une telle netteté de pensée et d'expression, de la part du premier Pape qui eut à traiter cette affaire, vaut d'être explicitement signalée :

... de ecclesia Gonstantinopolitana Pétri Alexandrin! nomine Acaciique sublato, pro quo tempestas oinnis exorta est, intemeratam paternae traditionis fidei post Dominum benignus (imperator) efficiat uniiaiem, quae nunquam fuisset tenerata, si hanc imperatori chrislianissimo fideliter Acacius insinuare voluisset (i).

Flavita mourut avant d'avoir reçu la lettre du Pape, après un peu plus de trois mois d'épiscopat, au début de l'année 490 (2). Le moine Ephrem, dans sa Chronique, l'appelle un « profane et blasphématoire monophysite, sectateur des idées et du culte d'Acace » : iv'.îoo;, j).».?- :iY, uoç, O'.Ov'JTiTYj;. Axax.U;) Tj'/Tzvo'J.; X7.'. aja'vowv Tsêa; (3).

Euphémius (490-496), qui lui succéda, reconnut, il est vrai, le con- cile de Chalcédoine, rétablit dans les diptyques le nom du Pape, et renonça à la communion de Pierre Monge (mort en 490); mais il refusa d'effacer des diptyques les noms de ses deux prédécesseurs, qui avaient été des fauteurs d'hérésie.

L'empereur Zenon étant mort en 491, son successeur Anastase (491- 318) maintint l'Hénotique; suspect lui-même d'hérésie, il favorisa les monophysites, quoiqu'il eût promis, le jour de son couronnement, de défendre les décrets de Chalcédoine. Le pape saint Gélase (492-496), qui succéda à saint Félix 111, maintint, de son côté, toutes les justes exigences du Saint-Siège. Les négociations d'Euphémius avec Rome furent vaines; vaines aussi les tentatives du Pape pour gagner l'empereur. Celui-ci fit déposer Euphémius par des évêques de cour, qui durent à cette occasion confirmer l'Hénotique, et le remplaça, en 496, par Macédonius H, qui dut, lui aussi, signer l'Hénotique.

Le pape saint Anastase 11 (496-498) envoya au basileus des lettres et des légats, pour le conjurer de ne point permettre que l'unité de l'Église fût rompue en considération d'un mort légitimement condamné. Tout en maintenant la radiation du nom d'Acace sur les diptyques, il reconnut la validité et la légitimité des baptêmes et des ordinations conférés par lui. (Saint Félix 111 (4) et saint Gélase (5) avaient déjà parlé de. la condes-

(i) Ep. ad Vetranionem episcopuin, dans Mansi, loc. cil.

(2) Cf. CupER, Séries patriarcharum Constantinopolitanonim, n. ^240; Le Qcien, Jriens christianus, t. I, p. 21g.

(3) Ephrem le Moïse, Chronique, P. G., t. CXLIII, v. 9743-9744. <4) S. FEUX III, ep, XIV.

(5) S. GÉLASE, ep. m, XII.

62 ECHOS D ORIENT

cendance dont il fallait user envers ceux qui avaient été baptisés ou ordonnés par Acace.) En outre, Anastase II demanda que l'on mît fin à la tyrannie dogmatique, et que l'on rétablît la foi catholique à Alexandrie (i).

L'empereur, de plus en plus attaché à l'hérésie, éconduisit les légats et n'accéda à aucun des désirs du Pape. 11 tenta même audacieusement de mettre la main sur le siège de Rome, en poussant à la tiare l'archi- diacre Laurent, « qui promettait de reconnaître l'Hénotique, c'est-à-dire de prendre le mot d'ordre à Byzance » (2). 11 échoua de ce côté, et ce fut le Pape légitime, saint Symmaque, qui triompha. Mais le basileus prit sa revanche en Orient, par la protection donnée aux deux fort habiles chefs que le parti monophysite trouva alors : Sévère et Xénaïas ou Philoxène.

Bien que l'opinion fût alors très répandue.en Orient, qu'un clerc peut régulièrement succéder à un évêque chassé de son siège par la vio- lence, si l'Église devait autrement demeurer sans pasteur opinion contre laquelle le pape saint Gélase s'était très fermement élevé (3), le patriarche Macédonius sentit néanmoins l'illégalité réeHe de son élection. 11 s'efforça, dans la suite, de se faire pardonner cette illégalité, et montra, selon l'expression de Tillemont, qu'il eût « été digne assu- rément de cet honneur, s'il y fût monté par une autre voie » (4). Il se déclara très nettement contre les eutychiens, dans un synode tenu en 4C)7 ou 498, et renouvela les décrets de Chalcédoine, soit totalement, soit partiellement (5). L'empereur Anastase se posant de plus en plus en protecteur des monophysites, Macédonius lui résista ouvertement. Le peuple se rangea du côté du patriarche. Mais l'hypocrite souverain eut recours à des intrigues pour se maintenir sur le trône dont la fureur populaire l'avait proclamé indigne. Il fit alors venir à Constantinople le trop fameux Sévère avec des bandes de moines de son parti. La lutte avec Macédonius se poursuivit, signalée tour à tour de la part du basileus par d'injustes vexations, puis par des concessions hypo- crites, jusqu'au jour où, en 511, enlevé de son palais à la faveur des

(i) Mansi, Concil., t. VIII, col. 190; Denzinger-Banwart, Enchiridion, n. 169.

(2) A. DuFOURCQ, Histoire de l'Eglise du m' au xi* siècle, p. 277.

(3) S. GÉLASE, ep. XIII ad episcopos Dardaniœ, dans Mansi, t. VIII, col. 49 sq.

(4) Tillemont, Mém. hist. eccl., t. XVI, chapitre sur'Euphéme de Constantinople, art. 10, p. 661 .

(5) EvAGRE, Hist. eccl., l. III, c. xxxi, P. G., t. LXXXVI*, col. 2657 sq.; Théophane, Chronographia, an. 491, P. G., t. CVIII, col. 340 b; Libellus synodicus, dans Mansi, Concil., t. VIII, col. 374; Cedrenus, Chron., P. G., t. CXXI,'coI. 684 b. Victor de Tunes ne s'accorde qu'en partie avec les auteurs précités. Voir Héfélé-Lecuercq, Histoire des Conciles, t. II*, p. 913-919.

l'aitaire de l'hénotique 6j

ténèbres, le patriarche fut emmené à Chalcédoine d'abord, puis à Euchaïtes en Paphlagonie, Euphémius avait précédemment été exilé (i).

En dépit de son incontestable bonne volonté et de l'énergique résis- tance qu'il opposa aux menées hérétiques de l'empereur, Macédonius, pas plus que son prédécesseur, n'avait pu réussir à rétablir la commu- nion avec Rome.

Son -successeur, Timothée, fut l'homme du basileus, tour à tour sévissant avec lui contre les orthodoxes, s'inclinant hypocritement devant le danger des menaces populaires, puis, le danger passé, reprenant la protection des hérétiques et la persécution des catholiques. Après l'expulsion de Flavien d'Antioche et d'Elie de Jérusalem en 511, le siège d'Antioche fut occupé, en 513, par l'hérétique Sévère: celui de Jérusalem, par Jean, qui, contrairement à ce qu'on attendait de lui, se rallia les moines orthodoxes (2).

Les évêques d'isaurie et de Syrie II» s'opposèrent à ^'usurpateur d'Antioche; deux d'entre <^'eux, Cosmas et Sévérien, lui envoyèrent même un écrit de déposition. La résistance orthodoxe se manifestait donc encore assez forte. C'est alors, en s 14, qu'éclata la révolte du général Vitalien. Elle avait pris pour occasion les mauvais traitements infligés aux catholiques et le bannissement de leurs plus éminents pas- teurs, et elle menaçait de devenir une guerre de religion (3). Effrayé par la marche victorieuse de Vitalien, qui venait sur la capitale, l'empereur demanda la paix et promit par serment de rappeler les évêques expulsés, notamment Macédonius de Constantinople et Flavien d'Antioche, de réunir un concile général sous la présidence du Pape à Héraclée de Thrace, et de soutenir désormais les orthodoxes (4).

La réalisation de ces promesses eût été de fait le rétablissement des relations avec Rome, après une longue interruption. Déjà maints évêques orientaux, dans une lettre très respectueuse, avaient adressé au pape Symmaque (498-514), avec une profession de foi orthodoxe, un tou- chant appel. On y saisit une mentalité catholique qui avait persisté

(i) Théodore le Lecteur, II, .26-28; Théophane, Chronograpliia, an. 504, P. G., t. CVIII, col. 364-368; Liberatus, Breviarium..., c. xix; Marcellin, Chronicon, an. 5ii, P. L., t. LI, col. 937; N1CÉPH0RE, XVI, 26, P. G., t. CXLVII, col. 164-168; Victor de Tunes, Chronicon, an. 5oi, P. L., t. LXVIII, col. 949; Evagre, Hist. eccL, I. III, c. xxxi-xxxii; Cf. CuPER, Séries patriarcharum Constatitinopolitanorum, n. 289-291.

(2) Vita S. Sabœ, c. lxxvii, lxxix, lxxx; Théophane, Chronographia, an. 5o5, col. 368-373; Marcellin, Chron,, an. 5i2-5i3, P. L., t. LI, col. 937-938; Victor de Tunes, Chron., an. 5oi, P. L., t. LXVIII, col. 949.

(3) Hergenrœther, Photiiis, t. I, p. 141.

(4) Evagre, Hist. eccL, 1. III, c. xliii, P. G., t. LXXXVI*, col. 2696; Théophane, Chronographia, an. 5o6, P. G., t. CVIII, col. 373 c.

64 ÉCHOS d'orient

malgré tout et qui, de ce^ chef, a pour nous un très vif intérêt.

La lettre était intitulée : « L'Église orientale à Symmaque, évêque de Rome. »

Les prélats rappelaient au début les paraboles de la brebis et de la drachme perdues, avec la sentence du Sauveur : « En vérité, je vous le dis, c'est ainsi qu'on se réjouira dans le ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence. » Puis ils continuaient (r) :

C'est ce que nous disons, en osant vous supplier, non pour la perte d'une brebis ou d'une drachme, mais pour le salut précieux, non seulement de l'Orient, mais presque des trois quarts de l'univers, racheté non avec un or ou un argent corruptible, mais avec le sang précieux de l'Agneau de Dieu, selon la doctrine du bienheureux Prince des glorieux apôtres, dont le Christ Bon Pasteur a confié le siège à Votre Béatitude. A son exemple, Père très saint, hâtez-vous de nous secourir, de même que le bienheureux Paul, votre docteur, averti dans une vision que les Macédoniens étaient en danger, se hâta de les secourir dans la réalité.

O Père plein de tendresse pour vos enfants, puisque ce n'est pas en vision, mais en réalité, que des yeux de votre esprit vous nous voyez périr par la pré- varication de notre père Acace, ne tardez pas, ou plutôt, pour parler avec le prophète, ne sommeillez pas, mais hâtez-vous de nous secourir. Vous n'avez pas seulement reçu la puissance de lier, mais encore celle de délier, à l'exemple du Maître, ceux qui sont depuis longtemps dans les fers; ni seulement celle d'arracher et de détruire, mais aussi celle d'édifier et de planter comme Jérémie ou plutôt comme Jésus-Christ dont Jérémie était la figure; ni seulement celle de livrer à Satan pour la perte de la chair, mais encore celle de ranimer par la charité ceux qui sont rejetés depuis longtemps, de peur que, ce qu'à Dieu ne plaise, Satan, venant à nous plonger dans une grande tristesse, ne paraisse l'emporter sur vous. Vous n'ignorez pas sa malice, vous que Pierre, votre doc- teur sacré, enseigne tous les jours à paître, non par la violence, mais par une autorité bien acceptée, les brebis du Christ qui vous sont confiées dans le monde. Nous vous conjurons donc de déchirer ce nouvel arrêt qui pèse sur nous, comme Jésus-Christ, notre Sauveur, notre Chef, a déchiré l'ancien sur la croix.

Si Acace a été anathématisé à cause de so}i amitié pour les alexandrins ou plutôt pour les eutychiens, qui anathématisent Léon et le concile de Chalcé- c'oine, pourquoi sommes-nous tenus pour hérétiques et soumis à l'anathème, nous qui nous attachons uniquement à la lettre de Léon qui a été lue au Con- cile, nous qui sommes attaqués chaque jour et condamnés comme hérétiques par les eutychiens parce que nous prêchons votre dogme orthodoxe?

Ne dédaignez pas de nous secourir et ne nous haïssez pas parce que nous sommes en communion avec nos ennemis. Parmi ceux qui n'avaient le soin

(i) J'emprunte la traduction de cet extrait, sauf quelques très légères retouches, au travail de mon confrère P. Bernardakis, Les appels au Pape dans l'Eglise grecque Jusqu'à Photius, dans les Echos d'Orient, t. VI, igoS, p. 120-121; j'ai souligné deux passages à cause de la manière dont il y est fait mention d'Acace.

l'affaire de l'hénotique hy

que d'un petit nombre d'âmes, beaucoup se sont séparés de leur communion; les autres, préposés à un nombreux troupeau, ont cédé à la nécessité pour ne pas abandonner les brebis au loup comme le mercenaire. Ce n'est pas pour l'amour de la vie, mais seulement pour le salut des âmes qu'un grand nombre de prêtres agissent ainsi...

Tous, et ceux qui paraissent communiquer avec les adversaires et ceux qui s'en abstiennent, nous attendons, après Dieu, la lumière de votre visite et de votre assistance. Hâtez-vous de secourir l'Orient, d'où le Sauveur vous a envoyé deux grands soleils pour éclairer toute la terre; rendez-lui ce qu'il vous a envoyé; éclairez-le de la lumière de la vraie foi, comme il vous a éclairé de la lumière de la connaissance divine...

De même que le Seigneur dit à Paul au sujet de Corinthe : « Parlez et ne vous taisez pas, car j'ai un grand peuple dans cette ville », ainsi il vous dit aujour- d'hui : hâtez-vous et allez sans délai au secours de l'Orient, car ce n'est pas une multitude de. cent vingt mille hommes, comme à Ninive, mais une foule beau- coup plus nombreuse qui attend après Dieu sa guérison de vous (i).

Saint Symmaque répondit à cet appel, en recommandant aux évèques orientaux le courage dans la souffrance, l'attachement au concile de Chalcédoine, l'abstention rigoureuse de toute communion avec les amis d'Acace. C'est à cette condition seulement qu'ils pourront se croire en communion certaine avec Rome.

A saint Symmaque succéda saint Hormisdas (20 juillet 514-6 août 523). C'est sous le pontificat de ce Pape que devait enfin avoir lieu l'union tant désirée. L'empereur Anastase lui exprima, en deux lettres successives, fin décembre =ii4 et janvier 515, le désir de voir la paix ecclésiastique sq rétablir et un concile général s'assembler à Héraclée de Thrace. Dans sa réponse, Hormisdas maintenait les conditions posées par ses prédécesseurs, lesquels, disait-il, avaient toujours vivement souhaité l'union, mais sans jamais transiger avec leurs devoirs de gar- diens de la vraie foi :

Hoc opus supernœ clementiœ (la réunion), hœc et decessorum nostrorumfuit semper oratio : quos etiam rerum actus paternce traditionis ministros et rectœ fidei déclarant fuisse custodes (2).

Après mûre réflexion, Hormisdas envoya à Constantinople (515) les évêques Ennodius de Pavie et Fortunat de Catane, le prêtre Venance, le diacre Vital et le notaire Hilaire, avec des instructions très précises connues sous ce titre : Indiculus qui datus est Ennodio, etc. (3). Son but était surtout d'éprouver la bonne foi d'Anastase, précaution que les évé-

(i) Mansi, t. VIII, co!. 218-220 (Symmachi ep. vin).

12) Mansi, Ibid., col. 385.

(3) Mansi, Concil., t. VIII, col. 389-393.

Echos d Orient, T. XIX

66 ÉCHOS d'orient

nements ultérieurs devaient pleinement justifier. Dans de nouvelles lettres, juillet et août 515, le Pape recommanda au prince ses envoyés et indiqua avec précision les conditions de la paix ecclésiastique : l'em- pereur devait souscrire la formule qui lui serait présentée, accepter le concile de Chalcédoine et la lettre dogmatique de saint Léon , condamner Nestorius, Eutychès, Dioscore et leurs partisans, entre autres notamment Acace," rétablir les prélats qui avaient été déposés pour leur attachement à l'orthodoxie et à la communion avec Rome; enfin, abandonner au Siège apostolique la cause de chaque évêque (i).

Le basileus essaya de nouveau ses anciennes habiletés, et mit tout en œuvre pour se gagner les légats. A ceux-ci, lors de leur retour à Rome, ainsi qu'aux deux fonctionnaires de la cour envoyés par lui, il donna des lettres pleines d'honneurs pour le Pape. 11 conviait Hormisdas à prendre part personnellement au concile projeté, et cherchait à le rassurer entièrement par une profession de foi orthodoxe le synode de Chalcédoine était expressément reconnu . C'est seulement sur l'unique point concernant Acace que l'empereur déclarait ne pas pouvoir céder, malgré sa disposition personnelle : parce que, disait-il, à cause de ce patriarche défunt, des vivants se verraient chassés de l'Église, qu'il s'ensuivrait de grands troubles et d'inévitables effusions de sang (2).

Dans sa réponse, le Pape, tout en louant le zèle affiché par Anastase, exprima le désir que les faits répondissent aux paroles. Il ne pouvait, ajoutait-il, dissimuler son étonnement que l'ambassade promise eût tardé si longtemps, et que l'empereur, au lieu de lui envoyer des évêques, lui eût dépêché deux fonctionnaires laïques, Théopompe et Sévérien, dans lesquels il avait vite reconnu des partisans du mono- physisme (3).

On peut voir d'ailleurs, dans une lettre d'Hormisdas àl'évêque français saint Avit de Vienne, 15 février 517, que le Pape avait deviné la ruse grecque cachée derrière les belles paroles et promesses du basileus :

Sed quantum ad Grœcos, ore potius proferiiniur pacis pola quam pectore, et loquuntur 7nagis justa quam faciunt; verbis se velle jactajit quod operibus nollc déclarant; quœ fugiunt, projessione diligunt; et quce damnaverint, hœc sequuntur (4).

Cependant, saint Hormisdas se décida, en 517, à envoyer à Constan-

(i) Mansi, Concil., t. VIII, col. 394-395.

(2) Cf. Baronius, Annales eccl., an. 5i6, n. 46.

(3) Mansi, Coticil., t. VIII, col. 398.

(4) Ibid., col. 409-411.

l'affaire de l'hénotiquë 67

tinople une nouvelle ambassade, à la tête de laquelle se trouvaient les évêques Ennodius et Peregrinus (i).

Le basileus fit traîner les choses en longueur, jusqu'à ce qu'il se sentît de nouveau assez fort. En ce qui concernait spécialement la mémoire d'Acace, il avait, du reste, avec lui la plupartdes Byzantins. Après la mort de son épouse Ariadne, qui avait été attachée au patriarche Macédonius et avait souvent intercédé en faveur des orthodoxes (2), Anastase donna aux deux cents évêques réunis à Héraclée l'ordre de se séparer sans avoir rien fait (3). 11 chercha à corrompre les envoyés du Pape, et, n'y ayant point réussi, il les congédia injurieusement. Les hérétiques purent alors de nouveau persécuter impunément les orthodoxes (4).

Le Saint-Siège retira néanmoins de ses démarches un résultat appré- ciable : les évêques orthodoxes d'Orient, un bon nombre de moines et d'hommes influents se rattachèrent plus fortement à lui: et le formulaire dogmatique imposant l'obéissance aux décisions romaines trouva de nombreux souscripteurs (5).

Un document intéressant nous a été conservé de cette période : c'est un appel au Pape, de la part des archimandrites et des moines de la Syrie 11^ Cette supplique, couverte de près de deux cents signatures, est adressée « au très saint et bienheureux patriarche de tout l'univers, Hormisdas, occupant le siège de Pierre, prince des apôtres ». Nous y voyons, avec l'attestation des persécutions infligées aux orthodoxes, la persistance des plus purs sentiments catholiques ,^,et en particulier la vivante expression de la croyance traditionnelle à la primauté romaine. Ce sont là, à notre point de vue, choses trop importantes pour que nous ne laissions pas un instant la parole à ces moines syriens. Voici donc quel langage ils tiennent au pape saint Hormisdas :

Avertis par la grâce de notre Sauveur de recourir à Votre Béatitude comme à un port tranquille dans la tempête, nous croyons déjà être délivrés des maux qui nous pressent... Comme le Christ, notre Dieu, vous a constitué le prince des pasteurs, le docteur et médecin des âmes, vous et votre saint ange, il est juste de vous exposer les épreuves qui nous sont arrivées et de vous signaler les loups cruels qui ravagent le troupeau du Christ, afin que Votre Béatitude les chasse du milieu des brebis avec le bâton de l'autx)rité, qu'elle guérisse les âmes

(i) Mansi, ConciL, t. VIH, col. 412-418.

(2) Théophane, Chronographia, an. 504; Cyrille de Scythopolis, Vita S. Sabœ, c. nxiii; Mabcellin, Chronicon, an. 5i5.

(3) Théophane. Chronographia, an. 5o6, P. G., t. CVIII; Cedrenus, P. G., t. CXXI, cq!. 689 A.

(4) Cedbenus, loc. cit., col. 692 B C; Z inaras, xiv, 4.

(5) S. Hormisdas, Ep. ad Cœsarium Arelatensem; Jean de NtcopOLis et le synode d'Epire, Ep. ad Hormisdam. Cf. Baronius, Annales eccL, an. 5'6.

68 ÉCHOS d'orient

par la parole de la doctrine et calme leurs blessures par le remède de la prière...

Votre Béatitude sera instruite de tout par les mémoires que lui remettront nos vénérables frères Jean et Sergius. Nous les avions envoyés à Constanti- nople, espérant obtenir justice de ces excès; mais l'empereur ne daigna pas leur dire un mot; Su contraire, il les chassa ignominieusement, en profé-ant des menaces contre les plaignants. Nous comprîmes alors, quoique un peu tard,- qu'il était lui-même l'auteur de tous nos maux.

Nous vous en supplions, nous vous en conjurons, ô bienheureux Père,, levez-vous plein de zèle et d'ardeur, compatissez au corps mis en lambeaux, puisque vous êtes la tête de tous ; vengez la foi méprisée, les canons foulés aux pieds, les Pères blasphémés, le saint concile frappé d'anathèm?. Dieu vous a donné la puissance et l'autorité de lier et de délier. Ce ne sont pas les bien por- tants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Levez-vous donc. Pères saints, et venez nous sauver, soyez les imitateurs de notre Maître qui du ciel est venu sur la terre pour chercher la brebis errante. Considérez Pierre, prince des apôtres, dont vous ornez le trône, et Paul, ce vase d'élection : ils ont parcouru l'univers pour l'éclairer. De grandes plaies demandent de plus grands remèdes.. Les mercenaires, voyant venir les loups sur le troupeau, leur abandonnent les brebis; quant à vous, vrais pasteurs et vrais docteurs, à qui est confié le salut des brebis, c'est le troupeau lui-même, délivré des bêtes féroces, qui court au-devant de vous, reconnaissant son pasteur et suivant sa voix, comme a dit le Seigneur : « Mes brebis entendent ma voix, et je les connais et. elles me suivent ». Ne nous méprisez pas, Père très saint, nous qui' sommes blessés par des bêtes féroces.

Pour que les informations de votre saint ange soient complètes, nous anathé- matisons, dans cette supplique qui nous tient lieu de profession de foi, ceux que votre Saint-Siège a rejetés et excommuniés, nous voulons dire : Nestorius, Eutychès, Dioscore, Pierre Monge, Pierre le Foulon, Acace et quiconque défend l'un de ces hérétiques (i).

C'était, on le voit, une profession de foi entièrement conforme aux exigences du Pape. Le fait qu'elle portât près de deux cents signatures; le fait aussi, mentionné dans la lettre, que trois cent cinquante moines orthodoxes eussent été massacrés naguère par les bandes hérétiques, donnent à penser que le nombre des catholiques était encore considé- rable en Syrie.

Des sentiments analogues subsistaient, en dépit des persécutions ou même à cause d'elles, dans tout l'Orient, et jusque dans la capitale. Ils ne devaient pas tarder à faire explosion et à imposer le retour de l'union tant désirée. Mais il fallut, pour cela, attendre la mort de l'empereur Anastase (juillet 518).

Athènes, juillet 1918.

SÉVÉRIEN SaLAVILLE.

(i) Mansi, Concil., t. VIII, col. 425. Ici encore, j'emprunte la traduction au travail de mon confrère P. Bernabdakis, Les appels au Pape dans l'Eglise grecque jusqu'à. Photius, dans les Echos d'Orient, t. VI, 1908, p. 121-122.

NOTES D'ARCHÉOLOGIE

RUINES BYZANTINES

Autour d'Odalar-Djamissi, à Stamboul

[>)

Le feu, cette vieille connaissance de Byzance et de Stamboul, en a de nouveau fait des siennes et â attiré une fois de plus l'attention vers ces quartiers lointains de Stamboul qui confinent aux murailles de la Porte d'Andrinople. A vrai dire, en matière d'archéologie byzan- tine, le feu est un auxiliaire précieux, car il met à nu le sol sur lequel tant de monuments fameux avaient été construits. Or, les parages de la Porte d'Andrinople qui viennent d'être anéantis remettent en ques- tion une foule de problèmes qui, quoique fort souvent traités, n'ont pas encore été solutionnés.

Le promeneur qui s'en va à la Porte d'Andrinople depuis la mosquée Fatih ne tarde pas à arriver, après avoir traversé les décombres du grand incendie de 1918, à un grand jardin enfoncé, appelé Tchukur- Bostan, autrefois bordé de maisons, actuellement assez isolé par le dernier incendie. Ce Tchukur-Bostan, comme les jardins de la mosquée de Sultan Sélim et celui de Tchappa, était une ancienne citerne ouverte qui fournissait, à l'époque byzantine, l'eau nécessaire pour l'extinction ou la localisation des incendies, pour les besoins ordinaires de la population et l'arrosage des jardins cultivés par les nombreux gardes, goths, varègues, petchenègues, à qui étaient confiées les portes de la ville. Une chose qui pourrait paraître étonnante, c'est que ces « tchukur-bostans », actuellement profondément enfoncés dans le sol, étaient, à l'époque byzantine, complètement situés sur les collines de a ville. Leurs murs, hauts de 6 à 10 mètres et épais de 3 à 4 mètres, donnaient à la construction, dont les dimensions étaient généralement de 250 mètres de longueur sur 75 de largeur, l'aspect d'un immense prisme rectangulaire de maçonnerie. Comme aucune de ces citernes n'est employée aujourd'hui dans son usage primitif, et comme le sol intérieur est formé de la vase déposée pendant de longs siècles par les eaux qui aboutissaient en ville depuis la forêt de Belgrade par la cana-

(i) A propos de l'incendie du 2 juillet 1919, à Constantinople.

70 ÉCHOS D ORIENT

lisation dejustinien, on ne connaît pas exactement la profondeur de ces citernes ni la manière de distribution de leur eau. Extérieurement, les alentours de ces citernes étaient au même niveau que le fond, ou même plus bas, pour permettre d'en retirer l'eau par un système de drains ou de robinets. On pourrait s'étonner de cette surélévation du sol, qui accuse souvent, à Stamboul, jusqu'à dix mètres de ditlérence. Mais il faut se souvenir que si la surélévation du sol est une chose connue et scientifiquement constatée pour toutes les localités antiques, à Constan- tinople les nombreux incendies qui ont ravagé la ville dans les temps byzantins et aux époques turques ont encore exagéré d'une manière exceptionnelle cette surélévation naturelle des lieux habités.

Si l'on était sage, en présence du feu éternel qui dévore à tour de rôle tous les quartiers de la ville, on rendrait ces nombreuses citernes, ouvertes ou non, à leur ancienne destination, et l'on installerait sur leurs bords des pompes à moteur munies d'une tuyauterie suffisante pour éteindre le feu terrible des incendies.

Je me suis quelque peu écarté de mon sujet et je me hâte d'y revenir. A l'époque byzantine, les terrains incendiés le 2 juillet dernier étaient situés dans la 14^ région et occupaient la partie supérieure de la sixième colline. Dans les trois derniers siècles qui précédèrent la prise de la ville, la 14e région était une des plus importantes, sinon la plus impor- tante; et je puis ajouter qu'actuellement c'est une des moins connues. Elle était donc couverte de monuments fameux, dont les restes jalonnent encore tous ces parages. Les vastes palais impériaux des Blachernes, entourés des églises de Notre-Dame des Blachernes, de Notre-Dame de Cyrus, des Apôtres Pierre et Marc, de Saint-Nicolas, de Sainte-Thècle ; les prisons de Constantin avec les tours d'Anéma et d'isaac; l'Aghiasma de Saint-Basile dans le pentapyrgion de la Porte des Blachernes; les por- tiques cariens: ces diverses constructions occupaient le bas de la colline, dont les pieds étaient baignés par la Corne-d'Or. Le haut de la colline était occupé par la Tour de l'Hebdomon, furent proclamés, au dire de Théophan et Zonaras, de nombreux empereurs, et la fameuse église de Saint-Jean-Baptiste. On y voyait aussi le couvent de Chora (Kahrlé Djamissi), l'église de Saint-Georges (Mihri-Mah Djamissi, Porte d'Andri- nople), l'église de Saint-Jean le Théologien ou l'Évangéliste, le couvent de Manuel ou de Nicolas des Latins (Kéféli Djamissi), Saint-Jean in Petra (Bogdan Serai); l'église des neuf Ordres, le monastère de Kyria Ouranôn et tant d'autres. L'attention du visiteur contemporain est attirée par la présence de deux citernes, l'une ouverte, l'autre cou- verte à 28 colonnes, avoisinant une mosquée appelée Odalar Djami

RUINES BYZANTINES 7 I

OU Kéman Kèche Djami et les ruines d'une autre mosquée appelée Kassim-Agha.

Odalar Djami a été détruite par les flammes, le 2 juillet 19 19. La mosquée Kassim-Agha l'avait été par le dernier tremblement de terre. A voir les ruines de ces deux mosquées, on n'hésite pas à y reconnaître d'anciens .monuments byzantins. Il y a quelques années, dans une étude approfondie de la région, et spécialement du groupe formé par les deux citernes et les deux mosquées, j'étais arrivé à la conviction, d'ailleurs fortement documentée, que l'on se trouvait en face d'un cou- vent assez important, dont l'église était l'actuelle Odalar Djami et dont une partie des dépendances se trouvaient dans les ruines de la mosquée en ruines de Kassim-Agha. La citerne couverte à 28 colonnes, qui est attenante, n'était autre que la citerne du couvent, conformément à la coutume et à la nécessité dans ce temps-là.

Les archéologues ne sont pas d'accord sur l'origine byzantine d'Odalar Djamissi. Le D^ Mordtmann (i) croit y voir le monastère byzantin to korotiis; Paspatis y reconnaît une église de quartier; Manuel Gédéon indentifie cette mosquée avec le monastère Notre-Dame de Pétra (2); bref, la documentation exacte nous fait défaut pour mettre un nom ancien sur ces vénérables ruines. D'ailleurs, on n'est pas plus d'accord pour identifier la grande citerne ouverte qui limitait un des côtés de la cour intérieure du couvent. Pierre Gilles (édition de Lyon 1561, c. IV, p. 198) l'appelle citerne Boni; d'autres l'appellent citerne d'Aspar; Sidéridès démontre que ce n'est pas la citerne d'Aspar, celle-ci se trouvant sur la cinquième colline, à côté de la mosquée de Sultan Sélim; M. Daleggio d'Alessio, dans une conférence faite le 24 décembre 19 16 au Syllogue grec sur l'église Sainte-Marie de Balat, suppose que cela pourrait être la citerne d'Aétius ; d'autre part, Sidéridès et Van Millingen appellent citerne d'Aétius la citerne couverte à 28 colonnes, qui n'est autre que la citerne du couvent.

Donc, on est loin de s'entendre pour identifier ces vénérables ruines; l'incendie, en nivelant le quartier et en apportant quelques renseignements sur l'architecture d'Odalar Djami, aura rendu possibles des investigations, des fouilles peut-être, qui permettront d'y voir plus clair.

Ce qui rend le sujet très intéressant, c'est que le D^ Mordtmann a

(i) Bosporus, 1906, p. 2g.

(2) Manuel Gédéon, BuiJavT-.vbv 'EopToVJv.ov, p. 267, col. i : -f,ç CTipaviaç Oîotôxo-j ?v zi) riÉTÇ-a.

72 ÉCHOS D ORIENT

identifié Odalar Djami avec l'église latine de Sainte-Marie, d'après un document arménien qu'il ne cite pas(i). M. Daleggio d'Alessio adopte la même identification et en donne les raisons suivantes : d'abord, Sainte-Marie se trouvait près de l'église Saint-Nicolas, qui est le Kefeli- Djami d'aujourd'hui, dans le quartier de Kaffa-Mahalessi ; de plus, des récits de voyageurs de l'époque placent Sainte-Marie dans ce quartier. Les catalogues des églises grecques, dressés de 1595 à 1604, publiés par Papadopoulos-Kérameus et Sidéridès, ne mentionnent, dans ce quartier, aucune église grecque qui puisse s'identifier avec Sainte-Marie : d'où Ton déduit que l'église de Sainte-Marie, que les Latins avaient reçue des Turcs en même temps que l'église Saint-Nicolas (Kefeli Djami), n'est autre que celle que les Turcs devaient appeler Kémankéch- Djamissi, du nom du personnage qui la transforma en mosquée, ou Odalar-Djamissi, nom plus expressif tiré du sous-sol de l'église divisé en un assez grand nombre de chambres à coupoles arrondies.

On ne sait pas exactement à quelle date Sainte-Marie passa aux mains des Latins, mais cela a avoir lieu dans le courant du xvp siècle. Par contre, on connaît exactement l'époque elle fut transformée en mosquée. Elle fut définitivement fermée en 1636 (2); après l'avoir été à plusieurs reprises, puis réouverte dans les années de 1629 à 1636, quatre années après, soiten 1640, elle devenait un lieu de culte musulman» malgré les efforts du P. Innocent Martial, qui arrivait à Constantinople en 1640(3). Ce Père donne, dans une lettre, de précieux renseignements sur l'église Sainte-Marie, qui était petite comme celle d'Odalar. Sur le maître-autel, il y avait un ancien tableau de la Vierge; lors de la ferme- ture de l'église, cette Vierge fut transportée à Saint-Pierre de Galata, on peut la voir sur un autel spécial.

Au point de vue historique, Odalar-Djamissi pose donc une question intéressante aussi bien pour les Grecs que pour les Latins. Au point de vue architectural, son intérêt est tout aussi grand. Elle fut bâtie, d'après l'étude des caractères d'architecture et des détails de construc- tion, vers la fin du vF siècle; c'était une basilique à trois nefs sup- portées par deux rangées de deux colonnes, avec un narthex. Elle fut, à quatre époques diverses qu'il est impossible de déterminer, recou- verte de fresques superposées, desquelles il subsiste quelques frag-

(i) Bosporus, loc. cit.

(2) Bi-LiN, Histoire de la latinité de Constantinople, p. 112.

(3) Conférence de M. Daleggio d'Alessio; voir le compte rendu dans le Bulletin du Vicariat apostolique de Constantinople, 16 juillet 1916, p. 431-435, et 7 janvier 1917, p . 8- n .

RUINES BYZANTINES 7^

ments reconnaissables avec des inscriptions, dont une assez longue et assez importante. A une époque qu'il est impossible de préciser, mais qui est byzantine, l'église fut divisée en deux parties dans le sens de la hauteur. Le sous-sol fut alors occupé par une quinzaine de petites chambrettes à coupoles arrondies, communiquant entre elles en tous sens, ayant la hauteur de l'abside, et le tout fut recouvert de fresques à fond bleu foncé (4e couche). Quant à la partie supérieure, nous n'avons aucune idée de ce qu'elle était. Continua-t-elle à être encore un lieu de culte ou non ? Conserva-t-elle des colonnes ? Fut-t-elle une basilique, une église à plan carré ou tout simplement une grande salle, comme derniè- rement? Autant de questionsauxquelles rien ne nous permetde répondre. Quelles furent les raisons qui militèrent en faveur d'une telle trans- formation ? Nous ne le savons pas davantage. Peut-être une destruction partielle par le feu ou un tremblement de terre fut-elle le point de départ d'une réfection, dont le véritable but nous échappe. En tout cas, nous ne pouvons pas, jusqu'à plus ample information, accepter comme certaine l'affirmation de M. Daleggio d'Alessio que le sous-sol formait 16 chambres sépulcrales. C'est possible; mais des fouilles seules pour- raient nous le dire avec certitude ; de même des fouilles seules pour- ront soulever le voile épais qui nous cache la véritable identification de tout le groupe de ruines gravitant autour d'Odalar-Djamissi.

Ernest Mamboury.

Constantinople, 8 juillet 1919.

UN OUVRIER RUSSE DE L'UNION DES ÉGLISES

VLADIMIR SOLOVIEV (1853-1900)

111. Après la conversion

(1)

A. Les conclusions du converti : « L'idée russe ». « La Russie et l'Église universelle. »

Le*R. P. Pierling, prié par M. Leroy-Beaulieu de le renseigner sur le système religieux de Soloviev, crut ne pouvoir mieux faire que de transmettre la demande à Mgr Strossmayer. Celui-ci écrivit au célèbre jésuite la lettre suivante, publiée pour la première fois par M. d'Herbigny. Elle vaut d'être reproduite tout entière.

Reverand père et mon cher frère en I. X.!

Voilà lettre écrite a moi par notre excellent Souvalof (2). Il publîra succes- siment 3 volumes, a Agram, sur la réunion des églises. L'impression du premier volume est presque terminé. Il a l'inieniion d'en publier un abrégé en français. C'est un home ascète et vraiment saint. Son idée mère est qu'il n'y a point de vrai schisme en Russie; mais seulement un grand malentendue. A présent il demeure à Moscou. Je lui écrirai instantanément, qu'il vous expose un peu plus au fond sa doctrine. Je cônais un peu l'excellent écrivain Leroie-Beaulieu (sic). Je leus ses articles dans la revue des deux mondes. Saluez le de ma part, llest ami des Slaves. Il a mille fois raisun. Il faut, que la race latine, à la tête la france, s'unisse à la race slave, pour se défendre contre la race altière et egoiste, qui nous tous menace de son joug. Adieu mon chère frère. Je me recômande a votre charité et a vos prières.

Votre frère en I. X.

Strossmayer, épêque.

Diakovo 887 I

A quelques jours de là, Soloviev écrivait directement au P. Pierling. Voici les passages principaux de sa lettre.

Après s'être félicité de l'occasion qui lui était otferte de manifester ses idées « à un public vraiment éclairé », il ajoutait :

« J'écrirai moi-même en français selon mes mojens un exposé, court, mais plein de mes conceptions sur la religion et l'Eglise... J'y rattacherai proba-

(i) Voir Echos d'Orient, t. XVIII, p. 165-179. (2) Erreur manifeste pour Soloviev.

VLADIMIR SOLOVIEV 75

blement la justification philosophique des trois enseignements de l'Eglise catholique qui i-onstiiuent la principale barrière doctrinale entre elle et l'Orient: à savoir la process on du Saint-Esprit et a Filio (sic), ensuite l'enseignement sur rimmaculée-Conception de la Sainte Vierge, et enfin infallibilitas Summi Pontificis ex cathedra (sic). Tout cela constituera un article de quatre ou cinq feuilles imprimées que j'écrirais volontiers sous ce titre : Philosophie de VEglise universelle... »

Au lieu d'un article, c'est un volume français de 400 pages qui sor- tirait de la plume de Soloviev, présenté sous un titre modifié : La Russie et l'Eglise universelle.

L'élaboration de ce travail dura deux ans, et c'est dans la propriété de M. Leroy-Beaulieu, à Viroflay, que Soloviev l'achèvera en 1888.

« l'idée russe »

Ce voyage à Paris, nécessité par l'impression de cette nouvelle œuvre, lui fournit l'occasion de présenter à un auditoire franco-russe ses con- ceptions sur les devoirs et l'avenir de la Russie, ce qu'il appelait Vidée russe.

La conférence eut lieu le 25 mai 1888, dans les salons de la princesse de Sayn-Witlgenstein.

L'é égance et la sûreté de langage de ce Russe parlant en français étonnèrent fo t : la puissance de son esprit et l'élévation de ses idées se trouvèrent dépasser la plupart de ses auditeurs. Tout le monde n'a pas les mêmes préoccupations, et celles de Soloviev, universalistes, étaient d'un autre genre que celles, particularistes, s'agitent beau- coup d'intelligences même distinguées.

L'Idée russe résume tout ce que Soloviev a déjà dit sur la mission d'union rt-ligieuse de la Russie et tout ce qu'il dira dans la suite. C'est pourquoi nous y insistons davantage.

En voici tout d'abord une succincte analyse :

Tout peuple a un devoir, loi de vie s'il le remplit, loi de mort s'il y manque. Israël est un exemple. La Russie, elle aussi, a un devoir. Lequel? Celui de toute nation chrétienne, qui est de participer à la vie du Christ. Le remplit-elle? Eh bien, non.

Sans doute, il faut distinguer la piété populaire de l'institution offi- cielle, rendre hommage à l'une et flétrir l'autre. Mais l'institution officielle, nationalisant la religion, par la fausse, car la religion chré- tienne est universelle. A l'universalisme de la religion, il' faut un centre universel, international. 11 existe : c'est la Papauté. La Russie, renonçant à son particularisme, doit s'y rallier : la chose est possible.

76 ÉCHOS d'orient

Si elle le feit, elle accomplit son devoir, elle remplit sa mission de nation chrétienne et se réserve les plus grandes gloires.

Pour donner une idée plus complète de cet opuscule, que le lecteur' nous pardonne les citations suivantes, groupées sous divers titres, qui en faciliteront la lecture. Il nous en saura gré, quand il les aura parcourues.

Mieux que toute explication, elles livreront la manière du grand penseur et écrivain.

IntrodiLction : Position de la question.

P. 6. Quand on voit cet empire immense se produire avec plus ou moins d'éclat, depuis deux siècles, sur la scène du monde, quand on le voit accepter, sur beaucoup de points secondaires, la civilisation européenne, et la rejeter obstinément sur d'autres plus importants, en gardant ainsi une originalité qui, pour être négative, n'en paraît pas moins imposante; quand on voit ce grand fait historique, on se demande : Quelle est donc \3i pensée qu'il nous cache ou nous révèle, quel est le principe idéal qui anime ce corps puissant, quelle nou- velle parole ce peuple nouveau venu dira-t-il à l'humanité; que veut-il faire dans l'histoire du monde ? Pour résoudre cette question, nous ne nous adresse- rons pas à l'opinion publique d'aujourd'hui, ce qui nous exposerait à être désa- busés demain. Nous chercherons la réponse dans les vérités éiernelles de la religion. Car l'idée d'une nation n'est pas ce qu'elle pense d'elle-même dans le temps, mais ce que Dieu pense sur elle dans l'éternité.

1 . Tout peuple a un devoir : loi de vie, s'il le remplit; loi de mort, s'il y manque. Exemple d'Israël.

P. 7. En acceptant l'unité essentielle et réelle du genre humain et il faut bien l'accepter, puisque c'est une idée religieuse justifiée par la philosophie rationnelle et confirmée par la science exacte, en acceptant cette unité substan- tielle, nous devons considérer l'humanité entière comme un grand être collectif ou un organisme social dontles différentes nations représentent les membres vivants. Il est évident, à ce point de vue, qu'aucun peuple ne saurait vivre en soi, par soi et pour soi, mais que la vie de chacun n'est qu'une participation déterminée à la vie générale de l'humanité. La fonction organique qu'une nation doit remplir dans cette vie universelle, voilà sa vraie idée nationale, éternelle- ment fixée dans le plan de Dieu. t

Mais s'il est vrai que l'humanité est un grand organisme, il faut bien se rappeler que ce n'est pas un organisme purement physique, mais que les membres et les éléments dont il se compose les nations et les individus sont des êtres moraux. Or, -la condition essentielle d'un être moral, c'est que la fonction particulière qu'il est appelé à remplir dans la vie universelle, l'idée qui détermine son existence dans la pensée de Dieu, ne s'impose jamais comme une nécessité matérielle, mais seulement comme une obligation morale. La oensée de Dieu, qui est la fatalité absolue pour les choses, n'est qu'un devoir pour l'être moral. Mais, s'il est évident qu'un devoir peut être rempli ou non.

VLADIMIR SOLOVIEV 77

peut être rempli bien ou mal, peut être accepté ou rejeté, on ne saurait admettre, d'un autre côté, que cette liberté puisse changer le plan providentiel^ ou enlever son efficacité à la loi morale. L'action morale de Dieu ne peut pas être moins puissante que son action physique. Il faut donc reconnaître que, dans le monde moral, il y a une fatalité, mais une fatalité indirecte et conditionnée. La voca- tion ou l'idée propre que la pensée de Dieu assigne à chaque être moral indi- vidu ou nation et qui se révèle à la conscience de cet être comme son devoir suprême, cette idée agit aans tous les cas comme une puissance réelle, elle détermine dans tous les cas l'existence de l'être moral, mais elle le fait de deux manières opposées : elle se manifeste comme loi de la vie quand le devoir est rempli, et comme loi de la mort quand il ne l'est pas. L'être moral ne peut jamais se soustraire à l'idée divine^ qui est sa raison d'être, mais il dépend de lui de la porter dans son cœur et dans ses destinées comme une bénédiction ou une malédiction.

P. 10. L'histoire fournit à l'appui de ma thèse une preuve directe et connue de tout le monde. S'il y a une vérité acquise par la philosophie de l'histoire, c'est que la vocation définitive du pleuple juif, sa vraie raison d'être, est essen- tiellement attachée à l'idée messianique, c'est-à-dire à l'idée chrétienne...

P. II. Fait historique remarquable que le peuple appelé à donner au monde le christianisme n'a accompli celte mission que malgré lui-même, qu'il persiste dans sa grande majorité et durant dix-huit siècles à rejeter l'idée divine <ju'il a portée dans son sein et qui a été sa vraie raison d'être. Il n'est donc plus permis de dire que l'opinion publique d'une nation a toujours raison et qu'un peuple ne peut jamais méconnaître ou repousser sa vraie vocation.

2. Mission de la Russie. C'est celle de tout peuple chrétien.

P. 18. Il ne faut pas aller loin pour cela : elle est là, tout près, la vraie idée russe, attestée par le caractère religieux du peuple, préfigurée et indiquée par les événements les plus importants et par les plus grands personnages de notre histoire. Et si cela ne suffit pas, il y a encore un témoignage plus grand et plus sûr la parole révélée de Dieu. Non que cette parole ait jamais rien dit sur la Russie : c'est son silence, au contraire, qui nous montre la vraie voie. Si le seul peuple dont la Providence divine s'est occupée spécialement est le peuple d'Israël, si la raison d'être de ce peuple unique n'était pas en lui- même, mais dans la révélation chréiienne qu'il a préparée, et si enfin, dans le Nouveau Testament, il n'est plus question d'aucune nationalité en particulier, et même il est expressément déclaré qu'aucun antagonisme ne doit plus sub- sister, ne faut-il pas en conclure que dans la pensée primordiale de Dieu les nations n'existent pas en dehors de leur unité organique et vivante en dehors de l'humanité? Et si cela est ainsi pour Dieu, cela doit être ainsi pour les nations elles-mêmes, en tant qu'elles veulent réaliser leur idée véritable qui n'est autre que leur manière d'être dans la pensée éternelle de Dieu.

La raison d'être des ijations ne se trouve pas en elles-mêmes, mais dans l'hu- manité. Mais oi!i est cette humanité? N'est-ce pas un être de raison privé de toute existence réelle? Autant vaudrait-il dire que le bras et la jambe existent réellement, et que l'homme entier n'est qu'un être de raison.

P. 20. [A la vérité, avant le christianisme], la vraie unité essentielle de

78 ÉCHOS d'orient

l'humanité n'était qu'une promesse, une idée prophétique. Mais cette idée prit corps au moment le centre absolu de tous les êtres fut révélé au Christ» Dés jrmais, la grande unité humaine, le corps universel de l'Homme-Dleu, exisie réellement sur la terre. Il n'est pas parfait, mais il existe; il n'est pas par- fait, mais il s'avance vers la perfection, il s'accroît et s'étend à l'extérieur, et se développe intérieurement. L'humanité n'est plus un être de raison, sa forme subsiantielte se réalise dans la chrétienté, dans l'Église universelle.

Participer à la vie de l'Ét^lise universelle, au développement de la grande civi- lisation chrétienne, y participer selon 'ses forces et ses capacités particulières, voila donc le seul but véritable, la seule vraie mission de chaque peuple. C'est une vérité évidente et élémentaire que l'idée d'un organe particulier ne peut pas l'isoler et le mettre en antagonisme avec les autres organes, mais qu'elle est la raison de son unité et de sa solidarité avec toutes les parties du corps vivant. El du point de vue chrétien, on ne saurait contester l'application de cette vérité tout à tait élémentaire à l'humanité entière qui est le corps vivant du Christ. C'est pour cela que le Christ lui-même, tout en reconnaissant dans sa première parole aux apôtres l'existence et la vocation de toutes les nations {Matth. xxviir, 19), ne s'est pas adressé et n'a pas adressé ses disciples à aucune nation en par- ticulier : c'est que pour lui elles n'exisiaient que dans leur union organique et morale commes membres vivants d'un seul corps spirituel et réel. Ainsi la vérité chrétienne affirme l'existence permanente des nations et les droits de la nationalité, tout en condamnant le nationalisme qui est pour un peuple ce que l'éj^oïime est pour l'individu : le mauvais principe qui tend à isoler l'être parti- culier, en transformant la différence en division et la division en antagonisme.

Le peuple russe est un peuple chrétien, et par conséquent, pour connaître la vraie idée russe, il ne faut pas se demander ce que la Russie fera par soi et pour soi, mais ce qu'elle doit faire au nom du principe chrétien qu'elle reconnaît et pour le bien de la chrétienté universelle à laquelle elle est censée appartenir. Elle doit, pour remplir vraiment sa mission, entrer de cœur et d'âme dans la vie commune du monde chrétien et employer toutes ses forces nationales à réaliser, d'accord avec les autres peuples, cette unité parfaite et universelle du genre, humain, dont la base immuable nous est donnée dans l'Église du Christ.

3. L'obstacle à cette mission chrétienne de la Russie.

P. 21. Mais l'esprit de l'égoïsme national ne se laisse pas sacrifier aussi facilement. Il a trouvé chez nous le moyen de s'affîrmer sans renier ouverte- ment le caractère religieux inhérent à la nationalité russe. Non seulement on admet que le peuple russe est un peuple chrétien, mais on proclame avec emohtse qu'il est le peuple chrétien par excellence et que l'Église est la vraie base de notre vie nationale; mais ce n'est que pour prétendre que l'Église est seulement chesi nous, que nous avons le monopole de la foi et de la vie chré- tienne. De cette manière, l'Église, qui est en vérité la roche inébranlable de l'unité et de la solidarité universelles, devient pour la Russie le palladium d'un particularisme national étroit et souvent même l'instrument passif d'une poli- tique égoïste et haineuse.

Notre religion, en tant qu'elle se manifeste dans la foi du peuple et dans le culte divin, est parfaitement orthodoxe. L'Église russe, en tant qu'elle conserve la vérité de la foi, la perpétuité la succession apostolique et la validité des

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sacrements, participe quant à l'essence à l'unité de l'Église universelle, fondée par le Christ. Et si malheureusement cette unité n'existe chez nous que dans un état latent et ne parvient pas à une actualité vivante, c'est que des chaînes séculaires tiennent le corps de notre Église attaché à un cadavre immonde qui l'étoufFe en se décomposant.

L'institution ofhcielle, qui est représentée par notre gouvernement ecclésias- tique et par notre école théologique, et qui maintient à tout prix son caractère particulariste et exclusif, n'est certes pas une partie vivante de la vraie Église universelle fondée par le Christ. Pour dire ce qu'elle est en réalité, nous laisse- rons la parole à un auteur dont le témoignage a, dans cette occasion, une valeur exceptionnelle.

Ici Soloviev laisse parler J. S. Aksakov, antipapiste convaincu, mais témoin clairvoyant et loyal :

P. 24. Notre Église, du côté de son gouvernement, apparaît comme une espèce de bureau ou chancellerie colossale qui applique à l'office de paîire le troupeau du Christ tous les procédés du bureaucratisme allemand avec toute la fausseté officielle qui leur est inhérente. Le gouvernement ecclésiastique étant organisé comme un département de l'administration laïque, et les ministres de l'Église étant mis au nombre des serviteurs de l'État, l'Église elle-même se trans- forme en une fonction du pouvoir séculier ou tout simplement elle entre au service de l'État. En apparence, on n'a fait qu'introduire l'ordre nécessaire dans l'Église, c'est son âme qu'on lui a enlevée. A l'idéal d'un gouvernement vraiment spirituel, on substitua celui d'un ordre purement former et extérieur. Il ne s'agit pas seulement du pouvoir séculier, mais surtout des idées séculières qui entrèrent dans notre milieu ecclésiastique et s'emparèrent à un tel point de l'âme et de l'esprit de notre clergé que la mission de l Église, dans son sens véritable et vivant, leur est devenue à peine compréhensible. Nous avons des ecclésiastiques « éclairés » qui prétendent que notre vie religieuse n'est pas asscz réglementée par l'État, et ils demandent à celui-ci un nouveau code de lois et de règles pour l'Église. Et cependant, dans le code actuel de l'empire, on trouve plus de mille articles déterminant la tutelle de l'État sur l Égise et pré- cisant les fonctions de la police dans le domaine de la foi et de la piété.

Le gouvernement séculier est déclaré par notre code « le conservateur des dogmes de la foi dominante et le gardien du bon ordre dans la sainte Église ». Nous voyons ce gardien, le glaive levé, prêt à sévir contre toute intraction à cette orthodoxie établie moins avec l'assistance du Saint-Esprit qu'avec celle des lois pénales de l'empire russe. il n'y a pas d'unité vivante et intérieure, l'intégrité extérieure ne peut être soutenue que par la violence et la fraude.

Et citant cet aveu de plusieurs défenseurs de l'Église fusse, que la liberté religieuse une fois admise, la moitié des paysans orthodoxes passeraient au rashol et la moitié des gens du monde au catholicisme, Aksakov continue :

P. 26. Que veut dire un aveu semblable ? que la moitié des membres de l'Église orthodoxe ne lui appartient qu'en apparence, que ces hommes ne sont

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retenus dans son sein que par la crainte des peines temporelles. Tel est donc l'état actuel de notre Église! État indigne, affligeant et affreux ! Quelle surabon- dance de sacrilèges dans l'enceinte sacrée, de l'hypocrisie qui remplace la vérité, de la terreur au lieu de l'amour, de la corruption sous l'apparence d'un ordre extérieur, de la mauvaise foi dans la défense violente de la vraie foi; quelle négation dans l'Église même des principes vitaux de l'Église, de toute sa raison d'être, le mensonge et l'incrédulité tout doit être, vivre et se mouvoir par la vérité et la foi. Cependant le danger le plus grave n'est pas que le mal a pénétré au milieu des croyants, c'est qu'il y a reçu droit de cité, que cette position de l'Église est créée par la loi, qu'une anomalie semblable n'est qu'une conséquence nécessaire de la règle acceptée par l'État et par notre société elle- même...

S'il faut en croire ses défenseurs, notre Église est un troupeau grand, mais infidèle, dont le pasteur est la police qui, par force, à coups de fouet, fait entrer dans le bercail les brebis égarées. Une image semblable répond-elle à la vraie idée de l'Église du Christ, et^si non, notre Église n'est plus l'Eglise du Christ, et alors, qu'est-elle donc ? Une institution d'État qui peut être utile aux intérêts de l'État, à la discipline des moeurs. Mais l'Église, il ne faut pas l'ou- blier, est un domaine aucune altération de la base morale ne peut être admise, aucune infidélité au principe vivifiant ne peut rester impunie, où, si l'on ment, on ne ment pas aux hommes^ mais à Dieu.

P. 28. ... Une Église qui fait partie d'un État, d'un « royaume de ce monde », a abdiqué sa mission, et devra partager la destinée de tous les royaumes de ce monde. EUe n'a plus en elle-même aucune raison d'être, elle se condamne à la débilité et à la mort.

4. // Jaut, renversant l'obstacle, se rattacher au centre nécessaire de l'unité chrétienne. Après cette longue citation d'Aksakov, Soloviev continue :

P. 28. Une institution que l'Esprit de la vérité a abandonnée ne peut pas être l'Église véritable de Dieu. Pour la reconnaître, il ne faut pas abdiquer la religion de nos pères, il ne faut pas renoncer à la piété du peuple orthodoxe, à ses traditions sacrées, à toutes les choses saintes qu'il vénère. Il est évident, au contraire, que la setfle chose que nous devions sacrifier à la vérité, c'est l'établissement pseudo-ecclésiastique si bien caractérisé par l'écrivain ortho- doxe, cet établissement qui a pour base la servilité et l'intérêt matériel et pour moyens d'action la fraude et la violence...

P. 3o. Quelles que soient les qualités intrinsèques du peuple russe, elles ne peuvent pas agir d'une manière normale tant que sa conscience et sa pensée restent paralysées par un régime de violence et d'obscurantisme. Il s'agit avant tout de donner libre accès à l'air pur et à la lumière, d'enlever les barrières arti- ficielles qui retiennent l'esprit religieux de notre nation dans l'isolement et l'inertie, il s'agit de lui ouvrir le chemin droit vers la vérité complète et vivante. Mais on a peur de la vérité, parce que la vérité est catholique, c'est-à-dire universelle. On veut à tout prix avoir une religion à part, une foi russe, une Église impériale. On n'y tient pas pour elle-même, mais on veut la garder comme attribut et comme sanction du nationalisme exclusif. Mais ceux qui ne veulent

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pas sacrifier leur égoïsme national ne peuvent pas être et ne doivent pas s'appeler chrétiens.

P. 3i. Pour maintenir et pour manifester le caractère chrétien de la Russie^ il nous faut abdiquer définitivement la fausse divinité de ce siècle, et sacrifier au vrai Dieu notre égoïsme national. La Providence nous a mis dans une condition particulière qui doit rendre ce sacrifice plus complet et plus efficace. Il y a une loi morale élémentaire qui s'impose également aux individus et aux nations, et qui est exprimée dans ceite parole de l'Evangile qui nous com- mande, avant de sacrifier à l'autel, de faire la paix avec le frère qui a quelque chose contre nous. Le peuple russe a un frère (i) qui a des griefs protonds contre lui, et il nous faut faire la paix avec ce peuple frère et ennemi pour commencer le sacrifice de notre égoïsme national sur l'autel de l'Église universelle.

Ce n'est pas une affaire de sentiment, quoique le sentiment aussi devrait avoir sa place dans les rapports humains. Mais entre une politique sentimentale et une politique d'égoïsme et de violence, il y a un moyen terme : la politique- de l'obligation morale ou de la justice.

P. 37. Pour l'Église générale ou catholique, il doit exister un sacerdoce général ou international centralisé et unifié dans la personne d'un Père commun de tous les peuples, le Pontife universel. Il est évident, en effet, qu'un sacerdoce national ne peut pas représenter comme tel la paternité générale qui doit embrasser toutes les nations. Quant à la réunion des différents clergés natio-^ naux en un seul corps oecuménique, elle ne peut être effectuée qu'eau moyen d'un centre international réel et permanent, pouvant de droit et de fait résister à toutes les tendances particularistes. L'unité d'une famille ne peut subsister sans un père commun ou quelqu'un qui le remplace. Pour faire des individus et des peuples une famille, une fraternité réelle, le principe paternel de la religion doit être réalisé ici-bas par une monarchie ecclésiastique qui puisse effectivement réunir autour d'elle tous les éléments nationaux et individuels et leur servir toujours d'image vivante et d'instrument libre de la paternité céleste.

(Ce n'est pas qu'il faille supprimer toutes les frontières.)

P. 38. L'Église universelle, tout en gardant, au moyen de son ordre sacer- dotal unifié dans le Souverain Pontife, la religion de la paternité commune^ n'exclut cependant pas la diversité actuelle des nations et des États. Seulement l'Église ne pourra jamais sanctionner, et en cela elle est l'organe fidèle de la vérité et de la volonté de Dieu, les divisions et les luttes nationales comme condition définitive de la société humaine. La vraie Église condamnera toujours la doctrine qui affirme qu'il n'y a rien au-dessus des intérêts nationaux, ce nouveau paganisme qui fait de la nation sa divinité suprême, ce faux patrio- tisme qui veut remplacer la religion. L'Église reconnaît les droits des nations en combattant l'égoïsme national, elle respecte le pouvoir de l'État en résistant à son absolutisme.

(1) Il s'agit du peuple polonais.

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5. Conclusion. Formule de l'idée russe.

P. 45. L'empire russe, isolé dans son absolutisme, n'est qu'une menace pour la chrétienté, une menace de luttes et de guerres sans fin. L'empire russe, voulant servir et protéger l'Église universelle et l'organisation sociale, apportera dans la famille des peuples la paix et la bénédiction...

P. 46. Lidee russe, le devoir historique de la Russie, nous demande de nous reconnaître solidaires de la famille universelle du Christ... Si cette idée n'a rien d'.xclusif et de particulariste, si elle n'est qu'un nouvel aspect de l'idée chrétienne elle-même, si pour accomplir cette mission nationale il ne nous faut pas agir contre les autres nations, mais av.ec elles et pour elles, c'est la grande preuve que cette idée est vraie. Car la Vérité n'est que la forme du Bien, et le Bien ne connaît pas d'envie.

Telle est cette conférence si pleine de iiautes pensées, inspirée de si larges sentiments et préoccupations, au langage à la fois si ferme, si serein, si franc. Elle n'eut pas un grand retentissement. Est-ce à cela qu'il faut mesurer le mérite? L'auteur eut même l'impression de n'être pas compris. Faut-il l'attribuer à deux ou trois pages d'un mysticisme trop oriental, ou encore au peu de connaissance des problèmes slaves chez des auditeurs pas encore familiarisés avec pareil sujet par l'alliance franco-russe? Quoi qu'il en soit, le succès, si appréciable qu'il fût, demeura inférieur à l'attente. Heureusement, Soloviev connut l'appro- bation la plus haute qu'un cœur de nouveau converti puisse souhaiter. Ainsi que les Considérations sur l'union des Églises dont nous avons parlé précédemment, cette conférence fut envoyée à Rome par l'entre- mise de Mgr Strossmayer. S. S. Léon XllI voulut bien en prendre con- naissance. 11 approuva et combla d'éloges tout ce que contenait l'opus- cule. Le cardinal Rampolla' transmit à M?»' Strossmayer les félicitations du Pape, dans une lettre du 23 juillet 1888 : « J'ai remis la brochure au Saint-Père ea addens quce de auctare opusculi et de conversione in prce- fatis litteris patefaciehas. Sensa hœc Sanciitas sua, quœ omnes populos ad Cbristi ovile reducere intense cupit, et probavit et laudihus prosecuîa est, ac Deum ferventer exorat, qui id munus omnipotenti sua gratia hoc mira- culum pair are pot est, ut communia desideria exaudiat » (i).

« LA RUSSIE ET l'ÉGLISE UNIVERSELLE »

Nous abordons ici l'œuvre maîtresse de Soloviev, celle qu'il préfé- rait, celle que nous préférons; celle l'on trouve plus développées les raisons qui doivent ramener l'Église orientale à l'Église-Mère, plus syn-

(0 Cité dans Acta II conventus Velehradensis, 1910, Prague,

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thétisées ses conceptions sur le rôle social et universel de l'Église catholique, plus chaleureux à travers la sérénité de ses arguments son appel aux frères séparés et son apostolat auprès d'eux^ en un mot toute sa pensée et tout son cœur. La Russie et l'Eiilise univer- selle {\) est l'apogée de sa vie et de son œuvre. C'est son cri suprême, lancé dans une langue plus universelle devant un public par le fait même plus vaste. C'est l'affirmation franche, une fois pour toutes, de tout ce qu il a sur le cœur et dans l'esprit, de tout ce qu'il veut que sachent ses frères bien-aimés de Russie. Rentré dans sa patrie, il sera obligé de voiler sa pensée, pour échapper à la censure, comme il se croira tenu, avec moins de raison sans doute, mais avec autant de conviction consciencieuse, de ne pas révéler au public, par une pra- tique ostensible, la réalité de sa conversion.

Ce n'est pas, à vrai dire, un chef-d'œuvre de tout point parfait. La troisième partie peut laisser à désirer. Encombrée d'un symbolisme nuageux et d'une métaphysique religieuse obscure, elle déconcerte le lecteur occidental. Le goût en souffre, et parfois aussi, ce qui est plus grave, la théologie.

Cela n'empêche point l'œuvre d'être dans son ensemble « admirable de savoir, de logique et«d'éloquence », comme dit M. Tavernier. 11 y faut ajouter de réels mérites de style, étonnants chez un étranger, une aisance parfaite, une sobriété qui n'est point de la sécheresse, une ampleur donnée par l'idée plus que par les mots, un souffle continu, une conviction communicative, çà et une ironie inattendue qui donne le coup de grâce, une phrase précise qui n'est point « de la phrase » : tout autant de qualités qui, en intéressant les divers ressorts de l'âme, rendent .l'ouvrage agréable à la lecture et profitable à l'intelligence comme au coeur.

Une longue introduction (lxvii pages) ouvre cette œuvre. Il ne, faut point céder à la tentation commune de tourner les feuillets pour com- mencer au chapitre i"'. A elle seu'e elle pourrait former une brochure à part, pleine d'enseignements utiles. Deux sujets importants la rem- plissent : une doctrine et une histoire qui se compénètrent quelque peu, et c'est naturel, puisque c'est la doctrine et l'histoire de la christianisation de la société par l'Eglise. Étant donné le sujet. Tannée même Soloviev écrit son livre en accroît l'intérêt. C'est le centenaire de 1789, de cette fameuse Révolution qui a tenté de détrôner Dieu de sa royauté sociale.

(i) Edite à Paris, chez Savine. 2* édition, chez Stock, 1906. C'est celle que nous avons sous les yeux.

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L'affirmation de Solovieven devient plus catégorique et plus audacieuse. Et c'est par le procès de cette Révolution que débute l'introduction. S'il lui reconnaît d'heureux effets pour la France et pour l'humanité tout entière, il en proclame, en somme, l'inéluctable faillite : elle a su démolir, et, parmi les choses qu'elle a démolies, beaucoup devaient l'être, inais elle n'a pas su édifier.

P. X. Si le mouvement révolutionnaire a détruit beaucoup de choses qui devaient être détruites; s'il a emporté, et pour toujours, mainte iniquité, il a misérablement échoué en essayant de créer un ordre social fondé sur la justice. La justice n'est que l'expression pratique de la vérité; et le point de départ du mouvement révolutionnaire éiAit faux.

Cette erreur originelle, ce mensonger principe de l'homme indi- viduel considéré comme un être complet en soi et pour soi » n'a point été inventée par les doctrinaires de la Révolution ni même par leurs pères les encyclopédistes; elle se trouve à toutes les pages de l'histoire et explique toutes les anomalies actuelles de l'humanité. C'est l'égoïsme humain, ou individuel^ ou social, qui, tout en acceptant le christianisme comme une norme de l'intelligence, se refuse à l'embrasser comme une règle de la vie.

P. XII. L'humanité a cru qu'en professant la divinité du Christ elle était dispensée de prendre au sérieux ses paroles. On a arrangé certains textes évan- géliques de manière à en tirer tout ce qu'on voulait, et on a fait la conspiration du silence contre d'autres textes qui ne se prêtaient pas aux arrangements. On répétait sans cesse le commandement : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » pour sanctionner un ordre de choses qui donnait à César tout, et à Dieu rien... Quant aux paroles : « Tout pouvoir m'est donné dans les cieux et sur la terre », on ne les citait pas. On acceptait le Christ comme sacrificateur et comme victime expiatoire, mais on ne voulait pas du Christ-Roi. Sa dignité royale fut remplacée par toutes les tyrannies païennes, et des peuples chrétiens ont répété le cri de la plèbe juive : « Nous n'avons pas d'autre roi que César! » Ainsi l'histoire a vu et nous voyons encore le phéno- mène étrange d'une société qui professe le christianisme comme sa religion et qui reste païenne, non pas dans sa vie seulement^ mais quant à la loi de sa vie.

A cette analyse peu commune des causes de la grande Révolution succède l'unité du genre humain à procurer par l'Église catholique. Cette unité se développe en trois phases : le royaume de Dieu se mani- feste à nous; manifesté, nous le réalisons; réalisé, nous en vivons et jouissons. Trois phases auxquelles correspond une triple union divino- humaine : l'union sacerdotale domine l'élément divin et qui forme l'Eglise proprement dite; Vunion royale domine l'élément humain

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et qui forme l'État chrétien; l'union prophétique l'humain et le divin s'embrassent librement dans la paix et la joie de l'Esprit-Saint.

La mission de l'Eglise, est de communiquer au monde la vérité. Le devoir de l'État est de la « réaliser dans la société humaine, de prati- quer la vérité. Or, la vérité dans son expression pratique s'appelle justice ». (P. xvii.) Le rôle du prophét is me ou aciion des saints est, par la même vérité, de donner aux hommes la charité.

Ainsi donc la vérité enseignée par l'Église sert de fondement à la justice exercée par l'État; et dans l'humanité régénérée, vérité et justice fleurissent en liberté et amour.

« L'institution sacerdotale étant un fait accompli et la fraternité par- faitement libre étant un idéal, c'est surtout le moyen terme l'État dans son rapport avec le christianisme qui détermine les destinées historiques de l'humanité. » (P. xix.) C'est pourquoi l'auteur s'attache à définir le caractère et les devoirs d3 l'État christianisé. 11 les résume nettement dans la page suivante :

P. XXII. Le christianisme, en attribuant une valeur infinie à tout être humain, devait changer du tout au tout le caractère de l'État. Le mal social restait toujours le même dans sa triple manifestation internationale, civile et criminelle; l'État avait comme auparavant à combattre le mal dans ces trois sphères, mais le but définitif et les moyens de la lutte ne pouvaient pas rester les mêmes. II ne s'agissait plus de défendre un groupe social particulier; ce but négatif était remplacé par une tâche positive : en présence d^s discordes natio- nales, il fallait établir la solidarité universelle; contre l'antagonisme des classes et l'égoïsme des individus, il fallait réagir au nom de la vraie justice sociale. L'État païen avait affaire à l'ennemi, à l'esclave, au criminel. L'ennemi, l'esclave, le criminel n'avaient pas de droits. L'État chrétien n'a affaire qu'aux membres du Christ, souffrants, malades, corrompus; il doit apaiser la haine nationale, réparer l'iniquité sociale, corriger les vices individuels. Ici, l'étranger a droit de cité, l'esclave a droit à l'émancipation, le criminel a droit à la régéné- ration morale. Dans la cité de Dieu, il n'y a pas d'ennemi et d'étranger, d'esclave et de prolétaire, de criminel et de condamné. L'étranger est un frère qui demeure loin; le prolétaire, un frère malheureux qu'il faut secourir; le criminel, un frère tombé qu'il faut relever (i).

Les pages qui suivent nous donnent dans une vue synthétique les essais manques de la formation de l'Etat chrétien. 11 y en- eut deux : celui du Bas-Empire et celui du moyen âge.

Toute l'œuvre chrétienne du Bas-Empire se réduit à avoir embrassé la foi chrétienne. Mais il n'en fit pas la règle de sa pratique et garda

(i) C'est en poussant à l'extrême cette belle et juste vérité queSoloviev fut toujours opposé à la peine capitale. Son bon cœur y était pour beaucoup.

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toutes ses institutions païennes. Comme « une contradiction si mani- feste entre la foi et la vie » ne pouvait subsister, « au lieu de sacrifier sa réalité païenne, l'empire byzantin essaya, pour se justifier, d'altérer la pureté de l'idée chrétienne », De découle la complaisance des empereurs pour toutes les hérésies, du iv^ au ix^ siècle.

L'union en Jésus-Christ du divin et de l'humain qui est « l'idée spécifique du christianisme » impose une semblable union dans la société humaine « le divin est représenté par l'Église et l'humain par l'Etat ». Mais partout se rencontrent l'humain et le divin, c'est le divin qui prime, et l'humain doit lui céder et lui obéir. C'est cette con- séquence que se refusait à admettre l'impérialisme byzantin, et c'est pour y échapper qu'il accorda son aide et faveur à tous les faux docteurs qui attaquaient en jésus-Christ cette union parfaite de la divinité et de l'humanité.

Et en quelques fortes pages, l'auteur dénonce dans toutes et chacune des erreurs christologiques, si opposées qu'elles paraissent, leur lien logique avec l'absolutisme des empereurs de Byzance, démasquant, sous la mobilité du Protée hérétique, la permanence du principe despo- tique de l'Etat païen.

Heureusement, cette déformation de l'esprit et du dogme chrétien trouvèrent leur adversaire toujours vigilant et toujours vainqueur dans le Pontife romain. C'est pourquoi la dernière des hérésies byzantines, celle des iconoclastes, s'en prit à l'institution de la Papauté. En reniant toute forme extérieure du divin dans le monde, elle s'attaquait direc- tement à la chaire de Pierre dans sa raison d'être comme centre objectif et réel de l'Eglise visible..., au Siège apostolique de Rome, cette icône miraculeuse du christianisme universel. Cette hérésie finît, comme les autres, par la victoire de la vraie foi et du Siège romain, car chaque triomphe de l'orthodoxie était en même temps le triomphe de la Papauté.

A l'ère des hérésies impériales succède l'évolution du « byzantinisme orthodoxe», nouvelle phase de l'esprit antichrétien. L'histoire religieuse du Bas-Empire nous a fait assister jusqu'ici à la lutte ardente livrée pour ou contre le christianisme intégral. Le parti hérétique, niant l'union du divin et de l'humain, aboutissait à rétablir ou à maintenir le des- potisme païen de l'État. C'est pourquoi, dans l'ensemble, les empereurs^ jaloux de leur omnipotence, lui accordaient tant de faveur. C était le parti de César « triplement antichrétien dans ses idées religieuses» dans son sécularisme, dans son nationalisme ». Le parti franchement chrétien ou catholique gardait jalousement et défendait courageu-

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sèment l'idée pure du christianisme, sans altération dogmatique, sans tendances particularistes; car le christianisme est vérité, d'où inflexibi- lité du dogme: et il est charité, d'où catholicité de la communion. Ce parti s'appuyait surtout sur la chaire centrale de saint Pierre, en qui il révérait « le puissant palladium de la vérité et de la liberté religieuse ». C'était le parti du Christ-Dieu et de Rome. Entre ces deux partis, l'un hérétique et par même séparatiste, l'autre orthodoxe et catholique, louvoyait un troisième parti, formé de la majorité du haut clergé grec, empruntant à l'un son orthodoxie et prenant de l'autre son caractère et ses tendances de séparation, voulant la vérité sans l'unité, et le Christ san5 son organe, adorateur de Dieu et tout autant esclave de César. C'est ce tiers parti, que Soloviev appelle « le parti orthodoxe anticatholique ». qui joua le rôle décisif dans l'histoire de l'Orient chrétien et fixa pour de longs siècles ses malheureuses destinées. Voici le tableau peu tlatté qu'il .nous en trace de main de maître :

P. 'XXXIII. Ces prêtres, soit par conviction théorique, soit par sentiment routinier, soit par attachement à la tradition commune, tenaient beaucoup au dogme orthodoxe. Ils n'avaient rien en principe contre l'unité de l'Église universelle, mais à la condition que le centre de cette unité se trouvât chez eux; et puisque, de fait, ce centre se trouvait ailleurs, ils aimaient mieux être grecs que chrétiens... Comme chrétiens, ils ne pouvaient pas être césaropapistes en principe, mais comme patriotes grecs avant tout, ils préféraient le césaropa- pisme byzantin à la Papauté romaine.

...L'hérésie formelle et logique répugnait à ces pieux personnages, mais ils n'y regardaient pas de près quand le divin Auguste voulait bien leur offrir le dogme orthodoxe un peu arrangé à sa façon. Ils aimaient mieux recevoir des mains d'un empereur grec une formule altérée ou inachevée que d'accepter la vérité pure et complète de la part d'un Pape : Vhénoticon de Zenon remplaçait à leurs yeux avec avantage l'épître dogmatique de saint Léon le Grand. Dans les six ou sept épisodes successifs que présente l'histoire des hérésies orientales, la ligne de conduite que suivait le parti pseudo-orthodoxe était toujours la même. Au commencement, quand l'hérésie triomphante s'imposait avec violence, ces hommes sages, ayant une aversion prononcée du martyre, se soumettaient, bien qu'à contre-cœur. Grâce à leur accession passive, les hérétiques pouvaient réunir des assemblées générales aussi ou même plus nombreuses que les vrais conciles œcuméniques. Mais, après que le sang des confesseurs, la fidélité des couches populaires et l'autorité menaçante du pontife romain avaient forcé le pouvoir impérial à abandonner la cause de l'erreur, les hérétiques involontaires revenaient en masse à l'orthodoxie, et... formaient la majorité dans les con- ciles orthodoxes comme ils l'avaient fait auparavant dans les conciliabules hérétiques.

Mais c'était toujours Rome qui terrassait l'erreur, Rome qui définissait le dogme, Rome qui vengeait la vérité, qui assurait l'orthodoxie. De

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dépit, ces demi-chrétiens cherchaient à atténuer le succès de la Papauté et à diminuer son influence. Une réaction anticatholique succédait à chaque victoire de la vraie foi. Ainsi s'expliquent les honneurs suc- cessifs que s'arrogent les pontifes de Byzance et que les successeurs de saint Pierre tolèrent, pour le bien de la paix, tant qu'ils n'intéressent pas les droits essentiels du Siège apostolique : patience et longanimité qui firent retarder de plusieurs siècles la douloureuse scission.

Puisque chaque triomphe de la vérité était le triomphe de la Papauté^ nos orthodoxes anticatholiques n'eurent d'aise et de repos que lors- qu'ils purent, à la suite d'une faible réaction iconoclaste, vaincre, sans le secours du Pape, les derniers restes de cette hérésie et l'englober avec toutes les autres dans unanathème solennel. C'était en 842. L'astre avait paru, Photius. On avait enfin le triomphe de l'orthodoxie sans celui de la Papauté. On crut venu le moment de se séparer formel- lement de Rome. Photius fit comprendre aux empereurs qu'il valait mieux pour eux d'embrasser l'orthodoxie que de donner prétexte par leurs prétentions dogmatiques à l'intervention toujours victorieuse du Pontife romain. Le compromis s'établit. Le schisme était mûr. Il éclata,, inauguré par Photius (867), consommé par Michel Cérulaire (1054). 11 conciliait « une stricte orthodoxie théorique avec un état politique social purement païen ». (P. xlv.)

P. XLVi. Les empereurs embrassèrent à jamais l'orthodoxie comme dogme abstrait, et les hiérarques grecs bénirent in sœcula sœculorum le paganisme de la vie publique.

C'est ce qui explique pourquoi depuis 842 il n'y eut plus un seuï empereur hérétique ou hérésiarque à Constantinople et que la concorde entre l'Eglise et l'Etat grecs ne fut plus troublée. Les deux pouvoirs s'étaient réunis dans l'égoïsme national et la négation de la suprématie spirituelle de Rome : ce à quoi tous deux tenaient par-dessus tout. L'Etat y trouva l'avantage de n'avoir plus désormais d'autorité au-dessus de la sienne et de tenir assujettie la puissance ecclésiastique, privée désormais de son inébranlable appui, la Papauté romaine.

Ce n'était que Vhérésie rentrée. Le dogme fondamental du christia- nisme, l'union du divin et de l'humain, était de nouveau supprimé, la société religieuse étant séparée de la société profane, et l'État, par sa mainmise sur l'Eglise, rendant impossible la christianisation et la divi- nisation de l'humanité. Au fond, ce à quoi l'on avait abouti, c'était à pratiquer l'hérésie, tout en professant l'orthodoxie.

P. xLvii. Cette contradiction profonde entre la vie et la croyance était un principe de mort pour l'empire byzantin. C'est la vraie cause de sa ruine*

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Le succès de l'Islam s'explique par la dégradation du Bas-Empire. L'Islam, c'est le byzantinisme conséquent et sincère, délivré de toute contradiction inté- rieure...

P. L. Si l'on ne tenait pas compte du long travail antichrétien du Bas- Empire, il n'y aurait rien de plus surprenant que la facilité et la rapidité de la conquête musulmane. Cinq années suffirent pour réduire à une existence archéologique trois grands patriarcats de l'Église orientale. Il n'y avait pas de conversions à faire, il n'y avait qu'un vieux voile à déchirer.

Le Bas-Empire n'avait pas rempli sa mission : l'Etat chrétien restait à fonder. La Providence fait appel aux jeunes nations barbares régé- nérées dans le sang du Christ, les Francs et les Allemands. « Cette transmission fut accomplie par le seul pouvoir chrétien qui avait le droit et l'obligation de le faire, par le pouvoir de saint Pierre, pos- sesseur des clés du royaume », d'abord en l'an 496, qui vit le baptême et le sacre du roi Clovis, puis en 754, le pape Etienne, sacrant le père de Charlemagne per aiictoritatem apostolicam, comme dit une vieille chronique, jussit Pippinum regem fieri, et enfin par le couronnement à Rome, par le pape Léon 111, du fondateur du Saint-Empire romain, en l'an 800.

11 y a lieu de louer les efforts sincères de Charlemagne et d'Othon le Grand, de saint Henri et de saint Louis, et en général de toute la nou- velle société occidentale, qui ne voulait point accepter la contradiction entre la vérité et la vie, et s'efforçait d'accorder son état social avec la foi. Le résultat, toutefois, ne fut pas atteint, parce que la grande action bienfaisante et civilisatrice de la Papauté fut enrayée par la politique jalouse des Henri IV et des Philippe le Bel, politique suivie, hélas! plus généralement et qui prépara la Réforme de Luther et la Révo- lution française. « L'empire allemand engendré par le pontificat romain rompit ce lien de filiation et se posa en rival de la Papauté. Ce fut le premier pas et le plus important dans la voie révolutionnaire. » (P. lv.)

Et ainsi la Papauté, ne rencontrant autour d'elle aucun Etat vraiment dévoué, est impuissante à rendre profondément chrétienne la- société occidentale. « La paix chrétienne n'existait pas. Les peuples étaient livrés à des guerres fratricides, et une intervention surnaturelle a pu seule sauver l'existence nationale de la France. » (P. lvii.)

Nations et Etats modernes ont essayé de faire mieux que l'Eglise sans l'Eglise en remplaçant l'idée de la chrétienté par l'idée du ^^;/r^ humain. Voyons les résultats. Ils sont tristes. Militarisme universel, haines nationales, lutte des classes, abaissement progressif de la force morale, accroissement de la criminalité, voilà la somme des progrès de l'Europe sécularisée depuis trois ou quatre siècles.

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Les deux grands essais historiques du Bas-Empire et du moyen âge ont donc avorté. Maintenant, « il s'agit de savoir s'il y a dans le monde chrétien une puissance capable de reprendre avec un meilleur espoir l'oeuvre de Constantin et deCharlemagne. ici, le patriotisme de Soloviev s'enflamme. 11 rêve pour la Russie cette mission sublime.

P. Lix. Le caractère profondément religieux et monarchique du peuple russe, quelques faits prophétiques dans son passé, la masse énorme et compacte de son Empire, la grande force latente de l'esprit national en contraste avec la pauvreté et le vide de son existence actuelle tout cela paraît indiquer que la destinée historique de la Russie est de fournir à l'Église univeYselle le pouvoir politique qui lui est nécessaire pour sauver et régénérer l'Europe et le monde.

Le vrai moyen de préparer et d'assurer cette mission n'était ni un compromis confessionnel entre deux hiérarchies ni un traité diploma- tique entre deux gouvernements : c'était « d'établir un lien moral et intellectuel entre la conscience religieuse de la Russie et la vérité de l'Eglise universelle » (p. lix).

Cette formule définit le but de l'ouvrage et en domine la marche. Le premier livre « montre ce qui manque à la Russie actuelle pour accom- plir sa mission théocratique » (p. lx); le second « expose théolo- giquement et historiquement les bases de Tunité universelle fondée par le Christ »; le troisième essaye de « rattacher l'idée de la théocratie (la Trinité sociale) à l'idée théosophique (la Trinité divine) ».

La préface se termine par une touchante et modeste parabole. « Un sanctuaire doit être construit, dont l'architecte, avant de s'éloigner, a tracé le plan général et les fondements. «Je vous laisse, dit-il à ses disciples, les